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Wolfgang Borchert "Génération sans adieu"

Wolfgang Borchert - Génération sans Adieu
(Le livre de poche, 1990)



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Extrait :

Nous sommes la génération sans lien et sans fond. Notre fond est abîme. Nous sommes la génération sans bonheur, sans patrie et sans adieu. Notre soleil est étriqué, notre amour cruel, et notre jeunesse est sans jeunesse. Et nous sommes la génération sans limite, sans frein ni protection - jetés du baby-parc de l’enfance dans un monde qui nous tient en réserve ceux-là mêmes qui nous méprisent.

Mais ils ne nous ont pas munis d’un Dieu, qui aurait pu soutenir notre cœur quand les vents de ce monde l’enveloppèrent dans leurs tourbillons. C’est ainsi que nous sommes la génération sans Dieu, car nous sommes la génération sans lien, sans passé et sans appartenance.

Et les vents du monde, qui ont fait de nos pieds et de nos cœurs autant de tziganes sur ses routes brûlantes et enneigées jusqu'à hauteur d’homme, ont fait de nous une génération sans adieu.

Nous sommes la génération sans adieu. Nous ne pouvons vivre aucun adieu, il ne le faut pas, car dans l’errance de nos pieds surviennent pour nos cœurs tziganes des adieux infinis. Ou bien notre cœur doit-il se lier le temps d’une nuit qui aura de toute façon un adieu pour matin? Est-ce que nous supporterions l’adieu? Et si nous voulions vivre les adieux, comme vous qui n’êtes pas comme nous et qui avez savoure toutes les secondes de l’adieu, il se pourrait alors que nos larmes soulèvent un îlot qu’aucune digue, quand elle serait l'œuvre des premiers pères, ne contiendrait.

Jamais nous n’aurons la force de vivre l’adieu qui est là sur la route, à chaque kilomètre, comme vous l’avez vécu.

Ne nous dites pas, parce que notre cœur se tait, que notre cœur n’a pas de voix puisqu'il ne profère aucun lien ni aucun adieu. Si à chaque adieu qui survient pour nous, notre cœur était prêt à saigner, tendre, endeuillé, consolateur, il se pourrait alors, car nos adieux sont légion à côté des vôtres, que le cri de nos cœurs sensibles devienne si fort que vous vous dressiez sur vos lits la nuit et que vous demandiez un Dieu pour nous.

C'est pourquoi nous sommes une génération sans adieu. Nous nions l'adieu, nous le laissons dormir le matin quand nous partons, nous l'esquivons, nous nous l'épargnons – à nous et à ceux que nous quittons. Nous disparaissons comme des voleurs, ingrats reconnaissants, et nous emportons l’amour en laissant là l’adieu.

Nous sommes pleins de rencontres, rencontres sans durée et sans adieu, comme les étoiles. Elles s'approchent, se tiennent à quelques secondes-lumière l’une de l'autre, s’éloignent à nouveau: sans traces, sans lien, sans adieu.
Nous nous rencontrons sous la cathédrale de Smolensk, nous sommes un homme et une femme – et puis nous disparaissons.

Nous nous rencontrons en Normandie, et nous sommes comme parents et enfant – et puis nous disparaissons.

Nous nous rencontrons une nuit au bord de ce lac de Finlande, et nous sommes des amoureux – et puis nous disparaissons.

Nous nous rencontrons dans une propriété en Westphalie, et nous sommes des bons vivants et des convalescents – et puis nous disparaissons.

Nous nous rencontrons dans une cave de la ville, et nous sommes des gens affamés, épuisés, et nous dormons gratis tout notre soûl – et puis nous disparaissons.

Nous nous rencontrons de par le monde et nous sommes des êtres humains ensemble - et puis nous disparaissons, car nous sommes sans lien, sans demeure et sans adieu. Nous sommes une génération sans adieu, qui disparaît comme un voleur, parce qu’elle a peur du cri de son cœur. Nous sommes une génération sans retour, car nous n’avons rien à quoi nous pourrions retourner, et nous n’avons personne à qui nous laisserions notre cœur en garde – c’est ainsi que nous sommes devenus une génération sans adieu et sans retour.

Mais nous sommes une génération de l'arrivée. Peut-être sommes-nous une génération pleine d’arrivée sur une étoile nouvelle, dans une vie nouvelle. Pleine d'arrivée sous un soleil nouveau, à des cœurs nouveaux. Peut-être sommes-nous pleins d’arrivée à un amour nouveau, à un rire nouveau, à un Dieu nouveau.

Nous sommes une génération sans adieu, mais nous savons que toute arrivée nous appartient.

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Wolfgang Borchert (1921-1947), figure de la Trümmerliteratur (versant plutôt lyrique et expressionniste) est depuis les années 60 régulièrement publié en français par fragments et morceaux choisis. Ce qui le laisse un brin méconnu. Cette édition de 1990 présente un large choix de nouvelles, en version bilingue avec appareil critique. En cherchant, on peut encore lire les quelques poèmes des Lettres de Russie (Arfuyen, 1996, avec une belle postface de Jean-Pierre Vallotton) et plusieurs autres volumes dispersés ici & là. Les éditions Agone ont réédité en 2018 son unique et fascinante pièce radiophonique : Dehors devant la porte. Bravo ! Hop !