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Claude Minière "Un enfant joue"

Claude Minière - Un enfant joue
(Tarabuste Editeur, 2018)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici


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Extraits : 

LA NUIT

Bien avant Mallarmé, un mathématicien génial, Blaise Pascal, s'est penché sur le hasard et sur le « coup de dés ». Il écrivait: « Pensée échappée, je la voulais écrire. je l’écris au lieu qu'elle m’est échappée ». Il jette sur le papier sa pensée en un coup de dés pour découvrir ce qu’elle produit. Voici bien l’indispensable jeu et enjeu de l’écrit : est-ce que la pensée échappe ? Est-ce que la pensée libre vient en s’échappant? 

Pascal est à relire non par goût antiquaire, mais, dans notre époque où les écrivains sont tellement sûrs de leurs effets, pour l’ouverture active qu’il pratique du hasard, pour la curiosité qu'il en a, la surprise et l’enseignement qu’il en attend et qu'il accueille. Au lieu. Il affronte un adversaire téméraire, contestataire.

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Comment lit-on, comment abordons-nous un auteur, comment sommes-nous à son égard disposés ? Issues pour une part de la culture universitaire les classifications philosophe, savant, écrivain, poète, peuvent jeter un voile. Ainsi : qui lit Blaise Pascal en poète, produisant des « fusées », mettant en jeu sur le papier la « validité » d’une formulation lancée comme une sonde ? Isidore Ducasse l'a fait dans ses Poésies (il y a vu des proverbes). Francis Ponge, trop cartésien vraisemblablement, l’a raté.

La sœur de Blaise, dans La Vie de M. Pascal, racontait : « Un jour, quelqu’un ayant à table sans y penser frappé un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu’aussitôt qu’on eut mis la main dessus cela s'arrêta. » Ecrivant, Pascal ne vise pas à arrêter le son, il attend une réponse, ou au moins une résonance. Rien d’un discours, l’expectative. Ceux qui aiment la poésie comme roulement de dés liront Blaise Pascal à nouveau(x) frais.

« Hasard donne les pensées, et hasard les ôte... Pensée échappée, je la voulais écrire : j’écris au lieu qu’elle n’est échappée » (Pensées, 459) « J’écris au lieu » peut s’entendre comme « je remplace la perte par l’écriture » mais aussi comme ce que l’écrit « donne lieu » aux pensées. Pascal, pourrait-on dire, joue le hasard contre le hasard. Et il pense souvent sans dessein. «  Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l’esprit, sans dessein, quelque pensée sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d’une autre, et celle-là d’une autre, enfin une multitude de pensées » (La Vie de M. Pascal).

L’écrivain jette ses notes sur les feuilles qu’il pliera et découpera ensuite pour les composer. S’il parle du Christ, il note « afin qu’on ne prit point l’avènement pour les effets du hasard, il fallait que cela fût prédit ». Le hasard est un grand perturbateur, à la fois négatif et positif, Blaise ira jusqu’à parler de la témérité du hasard. Par comparaison le fameux pari est bien plus raisonnable.  « Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n'est pas un coup du hasard ? » (p.358). 

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« Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ Minuit et demi Feu » 

Le « Mémorial » capte la fulgurance notée d’étonnement, de béatitude et d’effroi. On approche, on brûle. Pascal a eu un mot, le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, auquel il faut prêter l’oreille : « effraie » n’a rien de pathétique, il est le terme choisi pour dire la traversée du silence (éternel). Vous voyez Blaise griffer le papier, entouré des liasses « suspendues, selon l'usage de l'époque, à deux fils horizontaux » (Philippe Sellier). Il passe les obstacles, coup sur coup repris, relancés, infinis de part et d'autre. Il cherche la mise en scène exacte. Il a déclaré « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien ». Question de respiration, il connaît la flamme et l’air : « La flamme ne subsiste point sans l’air. Donc pour connaitre l’un il faut connaitre l’autre » (p.230). Les répétitions ne lui font pas peur. 

Les Pensées sont un laboratoire d’expérimentations rythmiques : versets, blancs, dialogues impromptus, variations, motifs, renversements, canons inversés, départs de sentences suspendues que le lecteur devra par lui-même prolonger. Dirons-nous prolonger comme un poème, « jusqu’à un point dernier qui le sacre » (Mallarmé) ? Dans les dernières années de sa vie, Pascal écrit dans la fièvre, dans la hâte, dans le feu. Sa sœur confiera encore : « Il nous a dit quelquefois que depuis l’âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur ». Il écrit vite et « sans soins », ce ne sont pas les répétitions qui vont lui faire peur, l’important est que la pensée n’échappe point, là sur le lieu du moment. 

Après sa mort on trouvera des « liasses », difficiles à ordonner, on leur attribuera le titre de « Pensées », elles sont les fragments d’un compte total en formation. Etienne Périer, l’un des tout premiers éditeurs de ces « Pensées », dira que « tout cela était si imparfait et si mal écrit qu'on a eu toutes les peines du monde à les déchiffrer ». Toutes les peines du monde est une exagération sentimentale que jamais un poète ne se serait autorisée. 


UN ENFANT JOUE

Plus que jamais, la tentative est ici de se retirer de l'éloquence du discours pour saisir au plus près de leur source les traits de sentiments violents et ambigus qui occupent entièrement un « enfant » qui « divague » absolument sans contrôle extérieur (l’enfant parle tout seul »).

L’enfant, je le garde en moi – ou je le regarde, l’imagine et m’y accorde. C’est en fait (anecdotique) cette phrase, « L’enfant parle tout seul », qui, impromptue, m’a « tarabusté » de longs jours. Là encore, j’ai essayé de ne pas la développer, ou mieux: ne pas la diluer – mais de tenir sa charge dans l’équilibre de sa « percé ». Evidemment, en arrière-plan, je me souvenais aussi de l’aion grec et d’Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue. Il est alors roi » ...La langue parle d’elle-même, cependant si je me relis – « Je trouve le temps long de la mer entière ››*; « Le temps est un dieu dissipé »** - je constate que je parle du temps.

L’expérience se formule ainsi: l’enfant visite en se jouant le vieux que je suis devenu.


* Premier vers de mon premier livre (l’application des lectrices aux champs, Seuil, 1968) 
** Titre du Volume publié par Tarabuste en 2000.

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Claude Minière (1938)
est depuis 1968 l'auteur d'une œuvre poétique rare et majeure émaillée de contrepoints théoriques, critiques et plus épisodiquement de traductions. Engagé dans les avant-gardes de son temps (Tartalacrème, TXT, D'atelier, Fusées…) tout en décrivant une trajectoire rigoureusement indépendante, ce grand ensemble radical affirmé comme "la seule manière de battre (sa) revendication" est essaimé en revues et volumes chez de nombreux éditeurs : L'application des lectrices aux champs (Le Seuil, 1968), Temps de parole (Orange Export Ltd, 1976), Vita Nova (D'atelier, 1977), Glamour (Bourgois, 1977), Je n'écrirai pas un grand roman (Rémy Maure, 1982), Une Catastrophe (Carte Blanche, 1983), Clément Marot et les chiffonniers (L'un dans l'autre, 1983), La mort des héros (cassette Artalect, 1984 - Lecture époustouflante du livre publié chez Carte Blanche en 1985), Difficulté Passagère (TXT, 1988), La Chambre Bouleversée (Cadex, 1991), Traité de tactique et de poétique (Sixtus, 1994), Lucrèce (Flammarion, 1997), Traité du Scandale (Rouge Profond, 2005), Gueule noire (Carte Blanche, 2015)... Ce "parcours" difficile à tracer (dont nous tenons une bibliographie partielle mais représentative à disposition) s'est "fixé" depuis 2000 aux éditions Tarabuste qui ont publié entre autres : Le temps est un dieu dissipé (2000), Hymne (2002), Je/hiéroglyphe (2011), Grand Poème Prose (2014), Le divertissement (2016)... Christian Prigent lui a consacré un essai lumineux : "L'art de la fugue" (in La langue et ses monstres, rééd. P.O.L, 2014). Hop !