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Serge Féray "Leur ombre inversée"

Serge Féray - Leur ombre inversée suivi de Leur ombre inversée 2.0

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Des êtres défigurés courront vers le fleuve comme des troupes de hamsters effarouchés, hurlant dans un seul cri. Leur peau ressemblera à des loques. Seul l'élastique de leur slip pendra encore autour de leurs hanches à vif. Leurs visages seront collés aux mains qui les auront protégés. Leurs yeux jailliront des orbites. Leurs nez seront des trous. On verra l'os. Des amoncellements de cadavres embouteilleront les rues. Les câbles électriques des poteaux tombés emprisonneront au sol ceux qui survivront encore. Sur les champs de Mars on trouvera des cohortes de soldats alignés comme des dominos tombés. On reconnaîtra l'officier à son sabre nu, serré dans une main qui ne sera plus que la pince d'un squelette.
D'autres courront comme des torches vivantes. Nombre d'entre eux brûleront pendant dix-huit jours. On les croira morts mais ils gémiront encore. L'eau bouillante les engloutira.
A une dizaine de kilomètres du point zéro, les passants habillés de vêtements clairs seront mieux protégés que les autres. Ceux qui porteront des chemises à motifs auront la peau à jamais imprimée de fleurs. Leur ombre restera gravée dans la pierre.
L'atmosphère surchauffée se précipitera verticalement comme dans une cheminée géante : l'air frais aspiré au niveau du sol provoquera un ouragan qui, à son tour, activera les petits foyers environnants et les attirera dans son orbite. Tous les matériaux combustibles de la zone seront distillés et complètement incinérés. Les verrières des musées d'histoire naturelle fondront sous l'intense chaleur. Les bassins des jardins des plantes s'évaporeront instantanément. Les vivants écraseront leurs oreilles de leurs mains pour ne pas entendre, par-dessus leurs propres hurlements, le bruit ef¬frayant de la combustion et du vent provoqué par le tirage. Même les aviateurs ressentiront, jusqu'à une hauteur de 4000 mètres, les turbulences d'air chaud de ces torches géantes au dessus des villes en flammes. Certains appareils seront happés dans le cyclone et brûleront avec les débris des cités.
La couverture des camions sera arrachée par le vent, les êtres humains auront leurs manteaux rabattus par dessus leur tête, les jupes des femmes se trousseront, leurs jambes couvertes de nylon s'enflammeront les premières. Ceux qui ne s'agripperont pas seront renversés, et les arbres seront déracinés, les portes et fenêtres arrachées, les tuiles descellées et entraînées en spirale dans l'air. Alors, sous le vent, tombera la pluie noire, déchets atomisés de pierre, de verre, de chair et de cité. Les maisons encore épargnées par le feu seront secouées par le vent. Beaucoup s'écrouleront.
Les gens qui tiendront encore debout dans les rues ou ceux qui, pour retrouver les leurs, seront chassés de leur refuge se précipiteront dans les bunkers ou les caves, soit blessés, soit encore valides, mais toujours affaiblis et les vêtements en feu. Des scènes de violence se déclencheront aux portes des caves. Dans les abris, le nombre des occupants dépassera du double ou du triple leur capacité réelle. On y entendra les lamentations des mères et des enfants, on y sentira l'odeur de l'urine et de la terreur humaine. On jettera dehors les animaux domestiques. Il sera interdit de fumer. De nombreuses maisons ne résisteront pas aux effets latéraux et en profondeur des bombes explosives, et s'affaisseront sur leurs fondations, enterrant vivants les occupants des caves. Dans les autres abris, les lumières seront éteintes depuis longtemps. Les canalisations seront rompues, et les hommes écouteront, en se conchiant dans le noir, le flot brûlant de l'eau montant le long de leurs jambes.
Le plafond et les murs se lézarderont. Les sorties des abris et les soupiraux s'effondreront, ou seront condamnés par les décombres, si bien que la cave sera rendue étanche au feu, mais également à l'air. Seule la chaleur croissante indiquera la gravité de la situation, toutefois pas de façon assez décisive pour donner aux gens l'idée de fuir. Dans un grand nombre de caves, le phosphore coulera. Il s'enflammera et communiquera le feu aux tas de charbon et aux piles de vieux magazines, à tel point que les gens qui n'auront pas brûlé seront asphyxiés par l'oxyde de carbone. Là où existera un dispositif d'aération, au lieu de rafraîchir l'atmosphère, il aspirera un air brûlant, plein de fumées et de gaz nocifs. Bientôt, il vomira des flammes.
Ailleurs l'air deviendra de plus en plus irrespirable.
Le déclenchement des quelques bombes à oxygène dont se seront munis les plus prévoyants n'apportera qu'un réconfort provisoire. Les allumettes ou les bougies témoins ne pourront même plus brûler convenablement et dans le noir, les gens se coucheront sur le sol, sentant qu'ils respirent mieux à ce niveau; ils vomiront et laisseront échapper leurs matières fécales; ils seront silencieux, prostrés. Enfin ils s'endormiront.
Onze jours après le sinistre, il restera impossible de séjourner dans les abris chauffés à blanc, même après avoir ouvert toutes les issues pendant cette période. Dans de nombreuses caves du centre de la ville, l'eau de décomposition des cadavres s'élèvera jusqu'à 5 ou 10 centimètres. Dans les abris règnera une chaleur qui coupera la respiration aux équipes de déblaie-ment, déjà malades à cause de la puanteur. Les pieds glisseront dans un sol chaud et ramolli, fusion de chair et de terre, qui brûlera les talons. Les bouteilles et les verres fondus recouvriront le sol d'une pâte verdâtre. On retrouvera des centaines de morts dans les abris, dans les cafés. On retirera des monceaux de cadavres des cinémas, des théâtres et des supermarchés.

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2.0

Si vous avez la maison IV en Scorpion, vous avez déjà construit un abri anti-atomique dans votre jardin. Il ne vous reste plus qu'à supprimer la partie visible de l'immeuble, désormais inutile, et à vous installer confortablement en attendant la prochaine guerre.

Il y aura des morts, des centaines de blessés, des milliers de déportés. Des tireurs embusqués feront feu dans le noir. On téléphonera aux quatre coins du monde, pour écouter le grésillement de l'électricité statique. Dans les quartiers chics, tout prendra une allure de fête, on allumera des bougies aux terrasses des cafés et des restaurants. Sous les lampions, on valsera au son du limonaire, du piano à bretelles et du mélodica. Les femmes danseront dans leurs plus jolies robes. Les hommes s'inclineront en distribuant des coups de chapeau autour d'eux. Les enfants réciteront leur compliment aux vieilles dames en bibis à voilette.
A mesure que la nuit s'avancera, que l'alcool coulera, d'autres fêtards rejoindront les kermesses aux carrefours paralysés par l'extinction des feux de circulation. Le rythme de la musique s'emballera. La pourpre montera aux joues des femmes. Des macaques coiffés de tiares papales, tenant en laisse des hippies norvégiens, se balanceront gravement sur des escarpolettes. Des acteurs sodomites plongeront du haut des tours pour étoiler leur cervelle sur le bitume. Des prêtres s'immoleront par le feu avant de se jeter dans le vide, des défenestrés accouplés atteindront l'orgasme juste avant de s'écraser, pendant que des jeunes filles pailletées s'élanceront en formation du haut des tours, pour dessiner le temps de leur chute de grandes roues solaires, brillantes dans la nuit comme des voies lactées. Les agents de police s'exerceront au tir sous les pluies de suicidés.

Quelques rues plus loin, dans les bas-fonds, les mécontents, les pauvres, les marginaux et les malades transformeront les rues en théâtre d'orgies, de pillages, de mises à sac, de viols, d'assassinats. Ils se jetteront contre les magasins, les vitrines, les portes et grilles de sécurité. Le bruit sera terrible : cris, chocs, verre brisé, explosions, sirènes d'alarme, rafales d'armes automatiques, pleurs, rires, bagarres, hurlements d'agonie. On volera d'abord la nourriture, puis les vêtements, les mitraillettes, les télévisions, les horloges, enfin tout ce que l'on pourra transporter. On sortira les caddies des super-marchés, les landaus, les side-cars, les planches à roulettes, on raflera les chaînes hi-fi et les ordinateurs à bord de semi-remorques qui déferleront le long des avenues. La police combattra à quatre contre cent. Les commerçants défendront leurs biens à l'aide de battes de base-ball, de barres de fer et de mines anti-personnel. Lorsque la lumière reviendra, il sera trop tard. Les saccages ne s'arrêteront plus. On se réfugiera dans les cinémas, pour revoir avec nostalgie Le Tremblement de Terre, Le Choc des Mondes et Le Jour d'Après.

A l'extérieur, les bombes incendiaires auront fait monter la température. Des êtres défigurés courront vers le fleuve comme des troupes de hamsters effarouchés. Leur peau ressemblera à des loques. Seul l'élastique de leur slip pendra encore autour des hanches à vif. Les visages seront collés aux mains. Les yeux jailliront des orbites. Les nez seront des trous. On verra l'os.

Les cadavres s'empileront aux intersections routières. Les câbles électriques des poteaux tombés emprisonneront au sol les survivants. Les néons des publicités lumineuses exploseront dans de grandes gerbes d'étincelles. Sur les champs de Mars on trouvera des cohortes de soldats alignés comme des dominos tombés. On reconnaîtra l'officier à son sabre nu, serré dans une main qui ne sera plus que la pince d'un squelette. Des torches vivantes traverseront les rues. Nombre d'entre elles brûleront pendant dix-huit jours. On croira ces hommes morts mais ils gémiront encore. L'eau bouillante les engloutira.

A une dizaine de kilomètres du point zéro, les passants habillés de vêtements clairs seront mieux protégés que les autres. Ceux qui porteront des chemises à motifs auront la peau à jamais imprimée de fleurs. Leur ombre restera gravée dans la pierre.

L'atmosphère surchauffée se précipitera verticalement comme dans une cheminée géante : l'air frais aspiré au niveau du sol provoquera un ouragan qui activera les petits foyers environnants et les attirera dans son orbite. Tous les matériaux combustibles de la zone seront distillés et incinérés. Les verrières des gares, des serres et des musées d'histoire naturelle fondront sous l'intense chaleur. Les bassins des jardins des plantes s'évaporeront. Les vivants écraseront leurs oreilles de leurs mains pour ne pas entendre, par-dessus leurs propres hurlements, le bruit effrayant de la combustion et du vent provoqué par le tirage. Jusqu'à une hauteur de 4000 mètres, les aviateurs ressentiront les turbulences d'air chaud de ces torches géantes. Certains appareils seront happés dans le cyclone et brûleront avec les débris des cités.

La couverture des camions sera arrachée par le vent, les hommes auront leurs manteaux rabattus par dessus leur tête, les jupes des femmes se trousseront, leurs jambes couvertes de nylon s'enflammeront les premières. Ceux qui ne s'agripperont pas seront renversés, et les arbres seront déracinés, les portes et les fenêtres arrachées, les tuiles descellées et entraînées en spirale dans l'air. Alors, sous le vent, tombera la pluie noire, déchets atomisés de pierre, de verre, de chair. Les maisons épargnées par le feu seront secouées par le vent. Beaucoup s'écrouleront.

Les gens qui tiendront encore debout dans les rues ou ceux qui seront chassés de leur refuge se précipiteront dans les bunkers, soit blessés, soit encore valides, mais toujours affaiblis apeurés assourdis et les vêtements en feu. Des scènes de violence se déclencheront aux portes des caves. Dans les abris, le nombre des occupants dépassera du double ou du triple leur capacité réelle. On y entendra les lamentations des mères et les pleurs des enfants, on y sentira l'odeur de l'urine et de la terreur humaine. On jettera dehors les animaux domestiques. Il sera interdit de fumer. De nombreuses maisons ne résisteront pas aux effets latéraux et en profondeur des bombes explosives, et s'affaisseront sur leurs fondations, enterrant vivants les occupants des caves. Dans les autres abris, les lumières seront éteintes depuis longtemps. Les canalisations seront rompues, et les hommes écouteront, en se conchiant dans le noir, le flot brûlant de l'eau montant le long de leurs jambes.

Le plafond et les murs se lézarderont. Les sorties des abris et les soupiraux s'effondreront, ou seront condamnés par les décombres, si bien que la cave sera rendue étanche au feu, mais également à l'air. Seule la chaleur croissante indiquera la gravité de la situation, toutefois pas de façon assez décisive pour donner aux gens l'idée de fuir. Le phosphore coulera. Il s'enflammera et communiquera le feu aux tas de charbon et aux piles de vieux magazines. Les gens qui n'auront pas été incinérés seront asphyxiés par l'oxyde de carbone. Là où existera un dispositif d'aération, au lieu de rafraîchir l'atmosphère, il aspirera un air brûlant, plein de fumées et de gaz nocifs. Bientôt, il vomira des flammes.

Ailleurs, l'air deviendra irrespirable. Le déclenchement des quelques bombes à oxygène dont se seront munis les plus prévoyants n'apportera qu'un réconfort provisoire. Allumettes et bougies témoins ne pourront même plus brûler. Dans le noir, les gens se coucheront sur le sol, sentant qu'ils respirent mieux à ce niveau; ils vomiront et libéreront leurs matières fécales; ils seront silencieux, prostrés. Enfin ils s'endormiront.

Onze jours après le sinistre, il restera impossible de séjourner dans les abris chauffés à blanc, même après avoir ouvert toutes les issues pendant cette période. Dans de nombreuses caves du centre de la ville, l'eau de décomposition des cadavres s'élèvera jusqu'à 5 ou 10 centimètres. Dans les abris régnera une chaleur qui coupera la respiration aux équipes de déblaiement, déjà malades à cause de la puanteur. Les pieds glisseront dans un sol chaud et ramolli, fusion de chair et de terre, qui brûlera les talons. Bouteilles et verres fondus recouvriront le sol d'une pâte verdâtre. On retrouvera des centaines de morts dans les abris et les cafés. On retirera des monceaux de cadavres des cinémas, des théâtres et des supermarchés.

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Comme un écho de Sabatrion dans les années 90....
Serge Féray (1967) a dirigé les Cahiers de Nuit pendant les années 90. Sur un mode DIY hérité de la musique industrielle comme des beach books américains, il constitua un catalogue exemplaire de petits ouvrages photocopiés gravitant autour de la Beat Generation (Burroughs, Ginsberg, Pélieu, Ferlinghetti...), de la poésie sonore et de Fluxus (Dupuy, Heidsieck, Chopin, Gibertie...), de quelques francs-tireurs (Ossang, Parant, Alban Michel, Batsal, Tillier, Quintane...), de la littérature érotique et de la S.F. Il a traduit Genesis P. Orridge, David Tibet... C'est un spécialiste de William Burroughs. Il est surtout connu pour son livre Nico, Femme Fatale (Le Mot et le Reste, 2016) et on aimerait qu'il le soit tout autant pour son Apocalypse (Cahiers de  Nuit/Station Mir, 2000).
Leur ombre inversée a été publié dans le coffret Du Fond de l'abri (Papier Peint, 1994), oeuvre collective conçue par Thierry Weyd (qui s'y connait en abris !) avec les élèves du collège de Bricquebec et les contributions sonores, graphiques ou théoriques de Jean-Luc André, Paul Cox, El TCG, Jean C.Dussin, Claude Lévêque... La version 2.0 en est une version réécrite publiée sur le site internet dédié aux archives et extensions du projet, toujours visible ici. Hop !