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Christophe Manon "Mooshiner" (les inédits)

Christophe Manon - Mooshiner

I

Ce qu’il a fallu lever d’obstacles
pour rétablir l’ordre de nos gestes
lorsque tu te pressais contre moi.
Ou bien était-ce mon corps qui se

collait contre le tien ? Et les passants
nous jetaient des regards étroits
qui ne nous touchaient pas. Pourquoi

n’avons-nous pas tous la même qualité
d’incarnation lorsque nous embrassons ?
Quel signal émet-on dans un brasier

fugace, un long baiser ? Fut un temps

où tu allais sans te retourner. Désormais

le désir est le même de vivre, mais la mort
chaque jour se rapproche un peu plus. C’est

un sport d’appendre à l’éviter, de la

contourner en faisant l’innocent. Non

pas ce soir, je suis trop fatigué. Il y a
des promesses que l’on récuse à raison,
d’autres que l’on n’oublie pas. T’ai-je

assez donné d’éphémère hier lorsque
je caressais tes jambes nues et tu restais
désemparée et muette ? Peut-être

devrais-je dire merci (merci toi et toi,

merci), mais au fond qu’importe.
Et de nouveau sur le quai nous
accueillons quelque douleur cachée
qui nous maintient dans l’axe du réel,
un peu émus, certes, et encombrés
par de vieux clichés surexposés,

pourquoi pas ? Du relâchement plus
que de la contrainte, c’est de cela
dont j’ai besoin, un tour de vis en moins,
puisque je sais à présent m’effacer

et disparaître et que je n’oublie plus.
Toutes ces phrases inutiles quand
je voudrais simplement te toucher.
Autrement dit : à quoi servent les mots
s’ils ne peuvent à l’instant te rendre

présente ? Et si je contemple longuement
par la fenêtre le grand ciel bleu
qui s’impatiente, vais-je à mon tour
me dématérialiser ? Nous avons ici
un vif désir de tout ce qui est fort,
je l’ai lu quelque part sur tes

lèvres, tes jambes, ton cou, ta peau

contre ma peau. Un poème qui n’a
d’autre plasticité que sa nécessité.
Un poème élastique et libre

de te serrer dans mes bras. Chacun

son rythme, chacun l’intensité
de ses défaillances et son agilité,
chacun sa beauté, sa grâce,
sa grandeur dans sa fragilité.
Doucement. Oh viens doucement,

ne bouge pas trop vite, s’il te plaît,
que je te sente aller et venir et que
ma peau sur la tienne ne s’embrase
pas tout de suite. Le silence

ne nous appartient pas. Il s’incline
et la pluie s’obstine à tomber. C’est
ainsi. Ai-je donc été un autre ? Je ne
m’en souviens pas. Ou bien c’était il y a
longtemps comme disait mon grand-

père. Tremble, je tremble, tu trembles,
nous suffoquons ensemble. Comment
vivons-nous ? Est-ce qu’avec l’âge

notre cœur s’endurcit ? Peut-être
pas. Cela dépend des cas. Toi,

par exemple, tu succombes de plus
en plus à une humeur mélancolique
et des larmes fleurissent dans tes yeux
sans raison apparente. Plat du jour,
un café, l’addition s’il vous plaît. Vois

comme la lumière est belle aujourd'hui,
malgré le ciel gris. On dirait que l’air
nage entre les nuages. En une fraction

de seconde basculer dans le néant ou
ressaisir un instant du passé, cette lente
et laborieuse ascension vers nulle part

où aller pour éviter les intempéries.
Ta souffrance rayonne en hiver et moi,
je traîne un peu des pieds, car je suis las
d’attendre l’avenir. Comment diable

veux-tu que l’on s’en sorte si demain
ressemble à s’y méprendre au jour
qui vient ? À présent, c’est fini,
ne pleure plus, nous reprendrons
le cours légitime du temps pour

ne rien faire, explorer des sentiers
inédits, fondre dans ta bouche

en empoignant ta longue chevelure.
C’est comme un vaste assemblage

de rêves. On y circule les yeux fermés
en tâtonnant contre la pellicule sensible
de ce film de John Huston où Paul Newman
trinque, une canette à la main, avec un ours

brun. Tu sembles toujours triste lorsque

tu me regardes, comme si tu scrutais
quelque fantomatique apparition
qui se tient derrière moi ou comme

ce poivrot accoudé au comptoir. Peut-
être aurais-je été semblable ? Tant
de solitude, de douleur dans le cœur
d’un seul homme, tant de belles vies

bousillées. Aujourd'hui, le corps
n’est plus le même. Il réagit moins
vite. C’est la maturité, dit-on. Toutefois,

j’ai toujours une arme sous mon lit
bien fourbie pour la prochaine

insurrection. Elle sera fraternelle et,
crois-moi, d’avoir douté ne nuira
pas à l’efficacité de mon intervention.
Je vais te dire un truc : ce n’est pas

parce que je suis éreinté que je ne
suis pas fiable. Probablement même

que tu n’as pas d’allié plus indéfectible.
Viens tout contre moi, j’ai soif de me
perdre dans toi. Ça fait mal et qu’y puis-je

si je bande en prononçant ton nom ?
Cela n’a rien à voir avec l’intensité
de la lumière. Ce que je veux, c’est n’avoir

pas de place et, autant que possible,

me trouver où l’on ne m’attend pas.



II

À te voir dans ce paysage semblable
à un arbre mobile et sincère, ondulant

dans le vent ténu, je voudrais renifler

la sueur de tes aisselles, m’enfouir

sous le duvet brûlant de tes innombrables

désirs. Que reste-t-il des jours lointains
où j’affrontais héroïquement mon destin ?
C’est ainsi que nous traversons les nuits
à la dérive, toutes amarres rompues,
virant de bord entre chaque escale :
ce que nous inventons, c’est quelque
chose de clandestin et de fugace, d’un peu

foutraque aussi si l’on y regarde de près.
Et je tangue sous la ligne de flottaison
de tes hanches au roulis écarlate, nageant

entre les algues longues. C’est comme

fumer un clope en contemplant la mer
ou pratiquer l’art de fouiller sous les jupes
des filles parmi les hautes herbes. L’immensité

n’est pas un alibi. Allons-nous chuter encore

sur les genoux ou incendier les cœurs

affamés de nos contemporains ? Parfois
l’on s’égare et puis l’on se retrouve

noyés dans une étreinte ou dans l’alcool,
dansant tels deux adolescents sous un soleil
horriblement démocratique entre les pierres

tombales. Ici, les noms que je te donne
vacillent sur ma langue. Camarade,

notre lutte est légitime, mais ta colère
ce n’est pas de la rage, tout au plus

de l’impuissance ou de la peur et le rejet

inquiet de toute altérité, tant tu ignores

la distinction entre violence et brutalité.
C’est du moins ce qu’il me semble. Prends

garde cependant à la force décuplée des perdants.
Combien de morts porte-t-elle en pendentif
autour de son cou délicat comme un vaste

assemblage de rêves, un peu d’électricité

sur les dents ? Nous avons tant de jours
et puis ils se résument en quelques lignes

interrompues. Pourtant, je n’ai rien oublié
de celles qui m’ont fait don de leur grâce

de vivre. Pourtant, j’ai tout oublié. Désormais,
les plaies cicatrisent moins vite. Tu pars

et tu reviens avec un autre visage encore

plus tragique. Quel drôle d’endroit

pour une déchirure. Et si j’écris cela,
peut-être est-ce parce que je suis moi-
même à nouveau. Extrêmes et lumineux,
les instants que nous passons ensemble,
rendus soucieux par l’impatience et devenus

sérieux ainsi que des amants. Comment
expliques-tu que nous ne puissions rester

éternellement enlacés ? C’est fou le nombre
d’erreurs que je commets. Apprendre l’alphabet

des passions, s’habiller de toutes les addictions,
mettre du désordre dans l’atmosphère, écouter
le présent se dissoudre sur l’asphalte trempé,
boire, baiser intensément, ne pas se dispenser

d’aimer. Une façon comme une autre de goûter

les vertus du doute et de l’incertitude. Vraiment,

je brûle de sentir sous mes doigts le grain
de ta peau onduler. L’ébriété n’a pas d’axe
ni ce foutu lyrisme impersonnel dont je suis
affublé. Peut-être un peu d’adrénaline, cette
sorte de fluidité épaisse et lourde ou bien

des souvenirs qui ne sont rien. Aucune

esquive aujourd'hui. C’est que, vois-tu,
je suis très pondérable et trop souvent

j’ai blessé mes semblables. Lorsque
tu me regardes, je suis comme un oiseau

marin englué dans une nappe de pétrole.
Où va-t-on, que fait-on, y a-t-il une somme

aux actions que nous accomplissons ? Va
te faire foutre avec de telles questions. Il

m’arrivait autrefois de redouter l’obscurité
et je restais éveillé par une douleur bleutée
comme une forme heureuse de mélancolie.
Tes états de stupeur m’émeuvent autant

que la ferveur de tes intelligences. Et si
parfois je suis inquiet, c’est que l’avenir

n’a pas lieu. Il n’y a que des trajectoires
qui se bousculent. Encore sont-elles

brisées. Impossible de s’y retrouver. Belle,

tu es belle, dit-il en fixant les frêles étincelles
au fond de ses prunelles. De fines gouttes
d’enfance se réfugient sur ses joues
tandis qu’elle dépose sur tes lèvres
un peu de cet air spécial qu’exhalent

ses poumons. Quoi d’autre ? Peut-être est-
ce l’ombre aveugle de ses mains qui savent

la science exacte des surfaces. Ma gratitude
croît à mesure que passent les années. Peut-être

sommes-nous archéologues d’un désastre

annoncé. Peut-être un ciel trop brusque
vient-il se découper sur les aspérités
du soir, guettant les prémisses d’un jour
plus sauvage et plus plein à la fois.
Un jour où s’accomplit avec rigueur

la traque inlassable des espaces intérieurs.
N’entends-tu pas maintenant la rumeur

silencieuse des êtres qui nous hantent ?
Demain je te retrouverai avec la même

violence et mon souffle à nouveau

se précipitera sur toi. Vêtus de ruines
nous respirons des détresses et des joies

plus anciennes et cela s’accumule. Mais

c’est une vérité très simple et juteuse

de séjourner en paix avec sa finitude.

+++


Christophe Manon (1971)
est un écrivain du commun. Fondamentalement lyrique mais travaillée par une tension formelle et des dispositifs souvent expérimentaux, son œuvre déjà conséquente dresse un chant brutal, une adresse à ses frères humains (qui vivent et après lui vivront) où s'exerce un regard sans fard, intensément politique et amoureux, sur son temps. Avant de se focaliser sur l'écriture, ce "partage" un peu russe, ce "lyrisme de masse" s'est un temps incarné dans les éditions Ikko (dirigées avec Antoine Dufeu) qui publièrent jusqu'en 2009 des livres de Henri Chopin, Michel Valprémy, Pierre Albert-Birot, Sylvain Courtoux, Vélimir Khlebnikov, Carla Harryman, Saint-Just… et deux numéros d'une revue indispensable : MIR, pavés où monstres et couillons furent assemblés avec rigueur et intelligence. Depuis, son élan se déploie dans de nombreuses lectures publiques et une collaboration intense avec les revues. Il a publié Constellations (+ CD. Ragage éditeur, 2006), L’idieu (ikko, 2007), Testament (Léo Scheer, 2011), Jours redoutables (avec Frédéric D. Oberland, Les inaperçus, 2017), de nombreux livres chez L'atelier de l'Agneau éditeur (ici), Le Dernier Télégramme (ici), Nous (ici), Extrêmes et lumineux (2015) et Pâture du vent (2019) chez Verdier, ouvrage dont on peut lire une très intéressante présentation ici.
Mooshiner est un poème d'amour, ne s'intégrant dans aucun ensemble, tranchant dans sa production, inabouti et toujours à reprendre… c'est ainsi : "Debout     récuser toute soumission      s'inventer". Hop !