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Cerner... Christian Prigent

Christian Prigent - Point d'appui 2012-2018
(P.O.L, 2019)

Sylvain Santi - Cernier le réel, Christian Prigent à l'oeuvre
(ENS, 2019)

Disponibles ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...




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Extraits (picorages) :


2012
         
  11/05 [lapsus]

  Bruno Dumont disait récemment que le tournage tel qu’il le conçoit ne consiste pas à réaliser la scène prévue par le scénario, mais à l’abîmer, la défaire (la refaire : la déjouer). Par des procédures d’étonnement, d’ignorance : l’acteur ne joue pas la surprise, il est effectivement surpris, ne sachant pas ce qu'il est censé faire, n’ayant pas d’ « indications ».
  Chantier poétique : laisser courir des procédures d’ignorance et d’étonnement. Déjouer, au moins ralentir, la coagulation de lieux communs qu’opère le vouloir-dire (diction d’opinions, programme narratif ou expressif, abandon à la probabilité croissante des enchaînements syntaxiques). Donner leur chance aux surprises du signifiant : lapsus calami (ou : du clavier), dérapages polysémiques des réseaux de l’étymologie, appels des échos sonores qui détournent l’enchaînement réflexe des significations, dictées prosodiques pour cadrer d’artifice et faire dévier la ligne sémantique, prothèses de contraintes formelles arbitraires qui coupent les associations spontanées - voire propositions de corrections, saugrenues à force d'être normatives, que fait le logiciel.
  En somme : un surplus d’indications piège l'indication d’ensemble (le plan, le scénario, le programme) et rend possible l’advenue du vivant : laisse la représentation ouverte, inclôturable ; et, en elle, affleurer l’expérience (l’inconscient, la vérité non a priori dictée par le code).

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  20/05 [Viollet-le-Duc situ]

  En 1966, j’ai été marqué par la brochure De la misère en milieu étudiant. Mais Tel Quel est passé par là dès 1968 et je n’ai pas gardé contact avec les situationnistes que je fréquentais à Rennes. Guy Debord : peu lu. Quand j'ai voulu le faire, plus récemment : agacé par... le style. Aucun goût pour cette élocution grand seigneur. Vibrant dans la hauteur du ton : emphase affirmative, complaisance apocalyptique. Vernis classique, phrasé marmoréen, reconstitués : c’est du Viollet-le-Duc.
  Ce kitsch n’est pas qu’un décor : il forme les contenus de pensée. Ceux-ci sont volontiers sévères envers la littérature et l’art contemporains (en gros : il n’y en a pas, tout est fini, après nous le déluge). Il y va, certes, d’un jugement politique. Mais sans doute pas sans rapport avec ce que dicte une nostalgie esthète hors-sol : incapacité d’inventer un style moderne, de penser le style autrement que comme un maniérisme respectueux des Belles-Lettres.

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2014

  05-08/04 [Jean-Pierre Verheggen]
           
  Reprise de notes pour colloque à Cerisy (juillet prochain).
  1) Fin 1967 : O-I-E-A-U-X dans la revue Promesse. Signé Jean-Pierre Verheggen. Rien, à l’époque ne me donne à ce point la sensation d’un défi neuf. En même temps, poèmes de moi dans Le Pont de l’Épée. Le Journal des poètes commente : « C’est bon, Prigent ! C’est vraiment bon ! » L’enthousiaste : Jean-Pierre Verheggen. En route !
  2) Ceux qui ont lancé TXT en 1969 savaient qu'il leur faudrait quitter la poésie pour trouver le langage poétique. Gros chantier théorique. Intense gymnastique pratique. Pour Jean-Pierre, c’était fait (dès La Grande Mitraque, 1968). Pas pour moi, pas si nettement. Jean-Pierre m’a tiré vers l’avant. Après : à chaque étape du parcours TXT. il est là, décisif. Pas comme théoricien, certes. Pas non plus comme tacticien des sommaires. Mais parce qu’il pose sur la table des débats tel ou tel écrit qui exige un nouvel effort de théorisation. D’entrée il dispose du bagage TXT : langues basses, verbigération zutique, glossolalies rythmées - ce qui sera labellisé « carnavalesque » et que fixeront des mots comme « violangue », « ouïssance », « insonscien », « imagimère », « langagement »... Dans la phase 1 (avant-gardisme hyperpolitisé), voici Sur une chiotte monumentale (TXT n° 5, 1972). Dans la phase 2 (rupture avec le maoïsme) : la désopilante chronique De la déception petite-bourgeoise considérée comme une œuvre d'art populaire. Phase 3 (une « modernité » débarrassée de ses alibis politiques) : Vie et mort pornographiques de Madame Mao, le magnfique Pubères putains.
  3) Étiquettes courantes : Verheggen le jovial, le Rabelais belge. Soit : il joue avec les mots et ce jeu génère des effets comiques. Qu’est-ce qu’un jeu de mots ? : ce qui fait que la langue joue, que ça ne colle plus. Dans les livres de J.-P., les approximations phoniques décomposent le corps verbal en séries homophones. Elles font glisser la langue en elle-même et sur elle-même, la désaccordent. L’enjeu, c’est le mouvement dérapé qui met la langue en crise. Le matériau qu’emporte cette vitesse est, certes, le signifiant phonique (d’où les effets de calembour). Mais il ne s’agit pas d’aligner des néologismes drôles ou des traits d’esprit : seul fait sens le dynamisme négatif du rythme.
  Tenir fermement cette ligne de négativité rythmique n’est pas aisé. Tout invite à n’y pas tenir : la virtuosité, la commande sociale, la paresse critique... Dans ses livres récents, J.-P. la laisse trop flotter, à mon goût : elle s’oublie parfois dans le goût du gag. Mais, en ses moments les plus forts, son travail enseigne que s’il y a jeu avec les mots le jeu d’écriture n’est pas dans l’invention des « bons mots », mais dans la rafale de leurs enchaînements : dans le sismographe de cette mise en mouvement catastrophique (c’est la différence entre les jeux de mots de Lacan – qui cloutent d’effets de sens la ceinture discursive - et le chant « chaosmogonique » de Finnegans Wake).
  4) Autre banalité critique : du corps parle là-dedans. C’est quoi, corps ? Bien sûr, la viande par quoi nous souffrons et jouissons. Mais pour qu’un organisme fasse corps, il faut qu’il se scie de l’indifférencié. Le symbolique est cette force qui nous arrache à l’innommé, nous individue et nous retire à la familiarité du monde - et corps est, pour le parlant, le nom du lieu où il accueille le monde et simultanément lui donne congé. Si l’écrit (le travail du symbolique) à affaire au corps, c’est à ce corps-là. Le langage poétique fait corps, d'une part de sa vitesse de dérapage écholalique (assonancé, allitéré, rythmé), d'autre part d'un suspens (sophistiqué ou bouffon, ésotérique ou fatrasique) du sens mesuré. Ainsi consiste, verbalement incarnée, l’épaisseur de la Dichtung.
  L’écrit : un accélérateur de particules. Ça fait de la matière dynamisée, qui file en douce ou en tonitrué (chez Verheggen : plutôt en tonitrué). On peut dire : ça jouit. Mais ça fait aussi de l’anti-matière : ça vide de lui-même le corps de la langue (et le monde qu’il stabilise nous). Au fond : trou noir, vertige. Et défi, stricto sensu goguenard (= de chiotte) à toute représentation formée. Du coup, si ça rit, c’est assez jaune, voire noir. Ce rire de danse macabre est aussi celui de Jean-Pierre Verheggen. Et pas seulement quand il écrit son Stabat Mater, son Opéré bouffe ou son Miserere.

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2015

  30/02 [faire poète]

  Plutôt qu’activisme politique, ONG, bodybuilding ou méditation transcendantale, j’ai choisi poésie. Voici pourquoi.
  Je suis un animal qui parle. Je ne peux donc seulement vivre : il me faut aussi représenter ma vie. Or les représentations qu’on mien propose m’apparaissaient inaptes : le monde m’affecte d’une façon plus trouble, plus chaotique, plus luxurieuse, plus douloureuse. Voilà l’impasse. Nul n’y échappe. Chacun cherche à sa façon à s’en distraire par le troc des informations, la frivolité bavarde, l’exaltation illuminée ou la dévotion aux savoirs positifs.
  Choisir poésie, c’est choisir de représenter quand même. Choisir de configurer l’impasse en pire. C’est-à-dire tenter de former dans la mesure verbale quelque chose de la démesure de l’expérience individuée. Sachant bien que ce « quelque chose » ne fait que suggérer, en creux, une alternative à la fiction socialisée du monde. Mais sachant aussi que la possibilité même de cet évidement alternatif est une condition de vérité pour la diction poétique et une chance de désaliénation pour le sujet qui s’y investit. Écrire, c’est vouer une balistique de rythmes et de phrasés à marquer cette ouverture. Et parier que de ce marquage peut naître non pas un autre monde formé - mais une telle puissance de déformation des mondes habitués, qu’aucune fiction stable ne puisse y coaguler et venir faire écran à la vérité de l’expérience singulière.

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  04/ 12 [petit robinet]

  Manuscrits récemment reçus, d’auteurs « jeunes ». On voit d’abord d’où ça vient : souvent de peu loin (ces auteurs ont lu surtout leurs aînés immédiats). La posture d’épigone y conditionne l’aisance stylée : c’est l’invention des autres, la difficile invention d’avant, qui a eu à « trouver une langue » et à assumer la rugosité que cette recherche impose aux œuvres.
  Question : « qu’est-ce que ça produit ? ». On aimerait l’éviter : elle n’est pas si loin de « qu’est-ce que ça dit? ». Ou même de « de quoi ça parle ? ». En moins plat : quelle expérience est-ce que ça traite (voire thérapeutiquement) ? Au bord de l’emphase : quel monde ça soulève, changé par le travail d’écriture ?
  La volubilité habile de ces écrits (de presque tout écrit, finalement) tient rarement le coup devant ces questions. Peu donnent la sensation d’avoir eu à affronter une résistance (une obscurité rude, venue du « réel », qu’il aura fallu traverser pour former une langue singulière ?). D’où l’impression qu’ils ne disent rien d’autre que le désir d’écrire et la découverte du plaisir qu’il y a à laisser courir un mouvement d’écriture seulement aspiré par les modèles qui l’ont enclenché. Il faudra, dit l’ancêtre (qui n’oublie pas qu’il est passé par là), que ça en bave un peu pour assécher le flux du robinet extasié de son propre débit.

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2016

  01-03/08 [expérimental vs avant-gardiste]

  Tout essai de révolution formelle est dit formaliste (en un sens polémique) par qui se contente des formes conventionnelles. Mais si l’objectif est d’articuler une invention de formes à l’impact politique de cette invention (son rôle dans la transformation, sinon du « monde », du moins de ses  « représentations »), rien ne s’y réduit à une écriture autotélique ou à des excentricités ludiques.
  Le souci « expérimental » : trace d’une insatisfaction quant au donné symbolique d’époque. Tel qui ne se contente pas de la médiation verbale courante (ni des formes littéraires académisées) parce qu’il n’y voit pas justement représenté le monde tel qu’il l’affecte, celui-là se voit contraint de refaire des formes : autres, plus justes. De ces formes, a priori, il ne sait rien. Ne peut que tâtonner dans l'infinité potentielle des effets de langue pour de temps à autre parvenir à fixer des éclats qui lui sembleront tracer du vivant.
  Toute expérimentation formelle a une dimension avant-gardiste : une vocation à être à la pointe du renouveau des représentations et un projet de transformation du donné réel ainsi représenté. Ainsi le dadaïsme (surtout le berlinois). Le futurisme russe. Le surréalisme. Dans les années 1950, Bernard Heidsieck déclare la fin de la poésie livresque. Son geste est expérimental : de nouvelles formes poétiques sont inventées par son action. Mais également avant-gardiste : table rase de ce qu’était alors la poésie et revendication, pour cette action radicale, d’une sorte de leadership.
 Vers 1970, avant-gardisme = invention formelle + philosophie marxiste + engagement « communiste ». Poésie sonore, konkrete poesie, beat generation n’en sont pas (et, à l’occasion, s’y opposent). L’historiographie est donc fondée à établir des typologies. Mais celui qui, après avoir traversé cette bibliothèque (dada, futurisme, surréalisme, poésie beat…), écrit dans la cacophonie de l’époque en cherchant sa propre voix ne se demande pas s’il est avant-gardiste ou expérimental : il cherche, en passant à proximité de tout ce qui s’expérimente dans l’époque (mais pour s’en différencier à chaque fois), la formule qui lui semblera sienne.
 Dans les années 1967-1980, je suis peu soucieux de savoir si L'Main (1975) est un texte expérimental et Power/Powder (1977) plutôt un livre avant-gardiste – écartelés qu’ils sont tous deux entre leurs partitions sonorisées, leurs effets de poésie visuelle et leur volonté (sur-jouée !) d’implication politique. En 1970, TXT doit autant à Dada qu’à Denis Roche, à Schwitters qu’à Artaud, au Zaoum qu’à Ponge. Et en a conscience. Sans toutefois que cette conscience exige qu’on dispose dans des catégories déjà historicisées les traces des influences diverses qu’on s’efforce de traiter (dont on s efforce de guérir).

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  05-07/08 [oralités]

  Le premier TXT n'attaquait pas des formes de poésie, mais l’idéologie poétique, son idéalisme. Il n’avait rien contre la poésie écrite. Les « lectures » étaient pensées comme des formes supplétives de publication. Ne posaient guère le problème de leur action de performance. Remarque : la plupart des lectures de poésie qu’encore et toujours on peut entendre relèvent de ce principe médiateur, non artistique. D’où que généralement, en tant que gestes d’art, elles n’ont aucun intérêt.
  Côtoyer les « sonores » m’a fait comprendre qu’il ne s’agissait plus de lire de la poésie, mais de l’effectuer sur place. Qu’il allait falloir être à la hauteur de ça (« ça » : surtout Heidsieck). Tout en marquant l’écart (avec l’action des « sonores » ; plus encore avec leurs propositions théoriques).
  L’écart : né de quelques refus. 1) de ce qui ne met pas au premier plan le langage verbal mais s’intéresse plutôt à des actions, des gestes, des événements corporels : Hubaut, Blaine, Labelle-Rojoux, etc. ; 2) du naturalisme des poètes sonores : l’idée qu’il y a dans la voix du plus « vrai » que dans le texte, que sa proximité au corps fonde cette vérité et que cette authenticité se compromettrait à traîner avec elle des restes de ce dont par ailleurs l’expérience verbale est faite (je me souviens de Chopin me disant à l’époque, sévère et un peu dégoûté : « Toi, t’es un poète sémantique ») ; 3) de l’expressionnisme beatnik ; la mélopée de Howl surligne des contenus expressifs (pathétiques ou satiriques) et entasse des jaculations imagées ; j’aurais quant à moi voulu éteindre le pathos et n’exhiber que les dynamiques d’écriture sur lesquelles s’appuie la performance : composition par leitmotiv, phrasé en fugue, portées métriques, rebonds sonores; 4) du montage sériel d’Heidsieck ; j’admirais son efficacité démonstrative, ses formes exhibées (dédoublements de pistes, boucles et superpositions) ; mais voulais proposer quelque chose d’ostensiblement venu de la poésie écrite, décidé à y retourner toujours et gardant trace de son matériau subjectif (voire : lyrique) au travers des formes orales de composition et d’élocution.

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  18/10 [deux versants]
           
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 Je ne suis pas « en accord ». Avec quoi que ce soit (moi, le monde). La plupart du temps : obstinément séparé. Noué d’angoisse ou déconfit de mélancolie. Ne comprenant rien à rien. Inapte au farniente. Impropre à jouir immédiatement de quoi que ce soit (amours, livres, voyages). Tenté par tous les abandons, les pires, même le pire : en finir.
  …

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  25/11 [Théorie du papier peint]

  Dans la maison des livres, la vie littéraire (presse, salons, prix) s’occupe du papier peint : un aménagement intérieur. La plupart des romans qui paraissent n’ont pas d’autres préoccupations. Bien sûr, on souhaite habiter des pièces tapissées de joli papier peint plutôt que de moche papier peint. Il y a donc des valeurs, une hiérarchie. Et, du coup, des cotations, des hit-parades, des promotions, des récompenses, des écrivains plus ou moins «  bons » - dans le genre papier peint.
  On a bien conscience, cependant, que le papier peint et les œuvres de la peinture, ce n’est pas la même chose. Par exemple, aujourd’hui, Guyotat, Novarina, Pennequin ou Lucot ne font pas de papier peint: ils font de la peinture. Ils font ce qui, une fois accroché dans la maison, troue le mur d’une magnificence incongrue et dit au papier peint : « Tu n’es que du papier peint. » Évidemment, le papier peint ne le supporte pas. Il décide donc, 1) que ces œuvres (la littérature comme peinture) ne font pas partie de son monde (la littérature comme papier peint), 2) que c’est seulement ce monde de papier peint qui est la littérature.
  Il arrive couramment qu’une fois passée leur coléreuse jeunesse et pour trouver une place dans la maison des livres des écrivains qui faisaient de la peinture passent des compromis avec les fabricants et les amateurs de papier peint. Ils se leurrent : 1) ça ne marche jamais parce que leur image a déjà été radicalement fixée comme étrangère au papier peint; 2) à imiter par ruse le papier peint, on finit par ne plus faire que du papier peint.

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2017

  16/07 [sortir de la littérature]

  « Sortir de la littérature »... Les tentatives de réinvention avant-gardistes formulent toutes l’enjeu d’écrire à peu près de cette façon. Soit : inventons, par m’écriture, un inouï qui fasse que tout le reste soit littérature : un « préjugé du passé » (disait Denis Roche au temps du Mécrit).
  Au bout du compte, ces tentatives seront effectivement sorties de la littérature (celle d’avant) pour... faire de la littérature (autrement). Ce qui reste de ces aventures, une fois tombé le bâti volontariste d’une récusation de la littérature (en soi) : quelques opérations littéraires exemplaires. Ainsi aura-t-on à chaque fois justifié à nouveaux frais l’injustifiable existence de la littérature. Toujours au prix de l’invention d’exceptionnelles différences stylistiques : Tarkos et Pennequin survivront ainsi à la disparition de leurs innombrables épigones.
  Ce n’est pas qu’anecdotique. Ni seulement dominé par une préoccupation (prématurée - peut-être aussi obsolète) de l’histoire littéraire : ce qui restera de cette effervescence dans la poussière des manuels et des musées. Ça concerne la valeur d’usage actuelle des écrits. Tous selon moi se trompent, qui décident d’une péremption de la littérature comme affirmation d'exception au lieu verbal commun. C’est l’ouverture de ces exceptions qui interdit au commun de n’être que commun (et au bout du compte aliénant, carcéral). Vouloir approcher du commun (par la déclaration politique frontale, par le vœu, ou le rêve, d'être un « premier venu » parmi les premiers venus), c’est risquer de n’émettre que des universaux rebelles; qui semblent, certes, infiniment partageables mais au bout du compte sont peu partagés par ceux (un « peuple » ?) auxquels on prétend s’adresser mais qui n’en ont aucun besoin parce que ces énoncés sont toujours non pas en avant mais à la remorque de Faction elle-même.
  Le confirment les textes (poésie déclarative, stylistiquement patheuse) qui figurent sur les sites ouverts par quelques écrivains et poètes au moment de La Nuit debout. Une vidéo montre l’un d’eux lisant un texte sur la place de la République : intervention prononcée pour personne ; les « gens », l’Histoire, passent devant, derrière, à côté et ne s’arrêtent jamais pour entendre l’écrivain débiter ses fadaises cliché.

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  17/10 [dimanche de la vie]
  
  Face à la dépression : moins de tambours de deuil ! moins de trompettes plaintives ! plutôt la médecine absorbée aujourd’hui : 50 km de vélo à bonne allure dans les bosses + marche accidentée sur les rochers sous la falaise du Roselier +, pensant à rien qu’à respirer et les tissus froidement resserrés, une demi-heure de nage dans la Grande-Laveuse essoreuse des tracas + re-marche + re-vélo = mort. Mais de cette sorte de mort qui fait du bien par où elle passe (nous non).

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2018

  01/01 [résurrecTXTion]

  Le groupe TXT fut une communauté. Ravagée, comme toutes, d°ambivalences « familiales » (rivalités, jalousies). Liée d’abord par des parti pris intellectuels et esthétiques communs. Mais liant surtout des différences, affirmées par la singularité des écritures. Chacune : une forme de résistance au lieu commun. Communauté impossible, donc, pour autant que déliée : n’ayant d’autre lieu et d’autre lien que ceux de cette résistance au lien. Ce genre de communauté, souvent invivable, est pourtant la seule qui rende vivable le lien communautaire parce qu’elle ne cède rien à son destin uniformisant. La minuscule et marginale communauté que constituait TXT a donc duré, dans l’amitié, dormante (mais que d’un œil), au-delà des conflits, des dispersions, des cessations d’activité – de la visibilité elle-même. Idée jetée par Demarcq entre les assiettes du réveillon 2017 : reconstituer la ligue pour publier un TXT 32. Vingt-cinq ans après le 31. Au travail !

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  6/01 [la poésie : haine/amour]

  TXT, projet d’éditorial... Ce qui liait ceux qui firent cette revue : la « haine de la poésie ». C’est pourquoi elle a publié des babils dramaturgiques, des épopées malaxées, des narrations multipistes, des sketchs d’agit-prop, des saynètes comiques, des litanies quasi glossolaliques : tout plutôt que de la poésie lisse, empesée, impensée; le travail des langues plutôt que l'oubli de la langue dans la connivence réflexe du poème. Tout pour l’amour de la poésie, donc : pour vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego, naturalise et mysticise, dénie obscurités, obscénités, chaos et cruautés, décore le monde et marche à son pas - même quand elle affirme le contraire, au prétexte de quelques énoncés protestataires.

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  17/01 [cartographie au marteau]

  Le champ poétique (projet d édito, suite).
  1) Classique : intériorités émues, troc d’imageries, vers libre standard, métaphysiques rengorgées, segments « pensifs » (surtout poncifs, poussifs).
  2) Critique : pour couper ce robinet, l’objectivisme à la française (vite viré au crottillon, limé mais toujours lyrique : en guise d’ « objectivité surfaciale », un paysagisme plus ou moins élégiaque, à peine aplati, un peu moins vibrant, parfois semé de quelques caillouteux slogans politiques).
  3) Scénique : le poème performé (rarement plus que plagiat d"`un contemporain - Tarkos, Pennequin - réduit à quelques tics spectaculaires).
  4) Théorique : plus de poèmes ! des « documents » cut-upés dans la prose du monde (politique, publicité, pornographie) puis reconfigurés en tableaux critiques ! (beau projet ; résultats, souvent : jolis montages visuels néo-situationnistes).
  5) Démocratique : assez d’ « irrégularités » élitistes ! ; du simple, égalitaire, pauvre mais digne ! (moralement non discutable, civiquement excellent ; peut avoir cours dans les ateliers d’écriture ; guère de pertinence en matière d’art).
  6) Politique : debout dans la nuit, à la rencontre du « peuple » ! (bilan : clichés déclaratifs pendus à la queue des actions : dans l’indifférence des acteurs, forcément - qui font Faction en inventant au fur et à mesure ses formes et ne se constituent comme peuple que dans cette invention).
  7) Utopique : non à la poésie (vieillerie)! vive le pamphlet militant, le manifeste utile ! Bonne idée; et neuve : pas une avant-garde, depuis 1870 et les poètes de la Commune, jusqu’à 1970 et les textualistes virés maos, qui n’ait envisagé cette conversion ; ignorer cette histoire : la revivre en farce; illusion sans avenir : incapable de répondre au prurit de représentation artistique qui démange trans-historiquement l’humain.
  - Ici, la question que j'ai un jour entendu poser par un petit garçon inquiet de ne pas voir sa place marquée à la table du restaurant où venait d’entrer la famille : « Où qu’il est, moi ? » Soit : « Où es-tu, Adam ? » Et où sont tes amis ?

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  09/03 [beau soucy]

  Lectures de quelques manuscrits reçus pour TXT . Trop de « belles » choses ». Beauté, leur beau souci. Maîtrise, leur objectif. Surveillance des débordements. Essuyage des bavures. Élimination de ce qui pourrait perturber la netteté stylistique : trivialité narrative, hétérogénéité des niveaux de langue, luxe lexical et/ou rhétorique, pathos, crudité, etc. La beauté qui en résulte est une beauté négative, faite de soustractions. C’est celle des mannequins de mode, encodée par la demande du commerce séducteur et ornant cette demande d’un peu de supplément d’âme esthétique (minceur des corps, lissé des peaux, arasement des défauts physiques). On peut attendre de la littérature autre chose : une affirmation, catastrophique et brutale, d’excès à la beauté a priori partagée. Au prix, éventuellement, du grotesque, du non-adroit, du grimaçant, du plat sur-ligné ou du baroque ostensiblement orné - même au prix du... laid.

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  16/03 [révolution]

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  Si la révolution n’est que le moment violent du renversement, elle n’est rien (elle n’est rien sans le projet qui leste d’un futur son déchaînement présent) et prononcer ce mot ne relève que d’une magie incantatoire : pure phraséologie (« la phrase de gauche », disait Lénine, dans ses débats avec les ultras de son temps). Et couramment énervée, romantiquement portée à des maximalismes verbeux. Certes, le moment renversant est, en soi, désirable parce qu’il répond par une sorte de quantités d’énergie et de joie équivalentes, à la rage de nos révoltes et à nos vœux enthousiastes d’un monde non seulement plus socialement juste, mais en mouvement libre, ouvert à l’impensé, illuminé par l’utopie. Mais la révolution n’est pas qu’un moment, un point dans l’histoire, un pur événement (une exception à l’inertie, une brisure du temps, un surgissement, une pure sortie, un acting out). C’est un désir, aspiré par la vision d’un autre monde, du monde qu’elle, la révolution, instaurerait. Un désir constant, et sans cesse reconductible, toujours à re-penser, à revivre et à réincarner en acte : permanent (comme disait Trotsky). Mais pas un désir sans objet : un désir de démocratie, oui (un tout autre vécu de la démocratie, que celui que nous propose la démocratie « bourgeoise », parlementaire, électorale, dont nous savons quel leurre dramatique aujourd’hui il est). Ceux qui aujourd’hui inventent des formes d’action nouvelles (Nuit debout, ZAD, etc.) font, au jour le jour, la révolution parce qu’ils pratiquent des formes inédites de démocratie.
  Quant à l’art, à la littérature, ils nous en disent long sur ce point : révolution permanente, sur fond persistant et sans cesse ré-inventé d’insoumission à la coagulation idéologique des formes et des significations – révolution sans fin, qui fait qu’il y a une histoire (de l’art, de la littérature – toujours en rapport d’accord/écart à l’histoire sociale et politique).

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  26/04 [puritanisme, suite]

  Puritanisme = négationnisme magique. Négationnisme : extirpation, dans l'art et la littérature, de ce qu’ils symbolisent et subliment de « la part maudite »(Bataille), du « négatif »(Kafka). Magie : pour combattre le « mal » (inégalités, machisme), réformes grammaticales mondaines (l’écriture inclusive), régulations moralisantes et ritualisations juridiques - plutôt que luttes socio-politiques radicales et refonte des représentations dominantes par l’action critique des « grandes irrégularités » de langue.

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  01/05 [casseurs]

  Radios et TV ne parlent ce soir, en boucle, que des violences commises par les Black blocs lors de la manifestation parisienne du 1er mai. Scandale : les « casseurs » ont saccagé un... fast-food McDo. Envie de répliquer : bien fait ! bravo ! Qui, parmi les porte-parole de la gauche voire de l’extrême), l’osera ? Tactique ? rétention ? censure ? Ou simplement conformisme de fond, correction politique, soumission? Pourquoi s’étonner de ces colères? Comment condamner ces violences ? En face : violence d’Etat et casse sociale ; un pouvoir arrogant qui cherche sans cesse l’affrontement (court-circuitage, via les ordonnances, des mécanismes parlementaires) et le pratique sans vergogne (brutalités policières dans les ZAD). Autour, un corps social déchiré, des masses d’exclus privés de parole, de représentation et d’initiative politiques, la liquidation systématique des protections sociales et des solidarités, la criminalisation des sans-droits (migrants, sans-papiers, roms) et de leurs défenseurs.

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  04/12 [l’émeute, la meute]

  Codicille : colère comprend violence. Me revient une phrase de Hugo. C’est dans Choses vues. Se rendant (6 juillet 1847) à une fête donnée à Vincennes par le duc de Montpensier, il doit traverser la foule qui regarde passer les invités et les couvre d’injures. Il écrit : « Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements. » Ceux qui aujourd’hui brisent des vitrines de banques ou de magasins et brûlent des voitures sur les Champs-Élysées, ceux que l’indignation politiquement correcte dit émeutiers, voyous, casseurs, ceux-là cassent ce qui casse leurs vies et provoque leurs rages : l’étal du luxe et l’injustice sociale. Dans leurs cerveaux : l’événement. Dans leurs mains : ses prodromes. Qui ne peut tolérer la violence de ce court-circuit dit en fait qu'il ne tolère aucune révolte effective, ne veut d’aucun changement, ne sait toujours pas ni ne saura jamais où sont la casse sociale réelle, le crime incessamment réel, les casseurs et les criminels réels.

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"Presque tout ce que j'écris depuis des mois entre dans ce journal. Sans autre forme qu'un déroulé chronologique hétéroclite. Au bout du compte, cependant, ça constitue peut-être quelque chose de juste, dans sa distraction même, son évitement des formes homogènes, génériquement classables (essai, roman, suite poétique) que j'ai toujours recherchées ..." C'est donc un journal, forme inédite chez Christian Prigent, suite de chroniques littéraires (Bataille, la Beat Generation, Péret, Verheggen, le style, l'illisibilité...), cinématographiques (beaucoup), de prises de positions, parfois polémiques, sur des faits d'actualité (#balancetonporc, le puritanisme...) et politiques (Nuit Debout, les blacks blocs...), de bribes et de fragments (d'impressions, de poèmes et de souvenirs...), d'adresses et de dialogues (avec Quintane, notamment)... Bréviaire disparate d'une exigence dite dans l'entre-deux des livres faits et à venir, Christian Prigent s'amuse parfois et souvent y redit un combat (la littérature), renseigne encore les questions théoriques et politiques qui trament son oeuvre depuis les débuts "avant-gardistes" (au sein de TXT, s'il est utile de le rappeler) jusqu'à aujourd'hui. Aucun renoncement, rien n'est éludé de cette expérience, pas même l'abattement (moral et physique) que cet effort ressassé, nécessaire (= très rarement narcissique) provoque : le tir est ajusté, la visée plus précise. Donc "Point d'appui" (en quelque sorte : une boite à outil pratique quant à la réception possible de ses livres) ou, comme il le précise, pas d'appui, puisque cet ensemble suscite autant le débat (de se débattre), de tirer son parti, de se traquer et positionner. On pourrait dire de résister, d'expérimenter... Très loin des leçons de maître... C'est que, comme l'écrit Sylvain Santi dans Cerner le réel, Christian Prigent à l'oeuvre (indispensable et passionnant premier essai d'envergure sur un écrivain depuis 50 ans au cœur des débats !!!) "le réel n'en finit pas de recommencer". Hop ! 

Edmond-Henri Crisinel "Alectone et autres textes"

Edmond-Henri Crisinel - Alectone et autres textes
(Marguerite Waknine, 2019)


Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici...
              




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Extraits : 



Ma route est d'un pays où vivre me déchire :
Un soldat du Seigneur a frappé sur ses bords
Ceux dont j'avais aimé le coeur ou le sourire,
Me laissant vif et seul pour dénombrer ces morts.



*


ALECTONE



PREMIERE PARTIE


  A la fenêtre, je sais qu’il y a des roses, des roses rouges d'arrière-automne, les plus hautes du rosier grimpant. Je n’ose les regarder, elles sont d’un autre monde, celui qui s’arrête au bord de ma fenêtre. Je me souviens d’avoir aimé les roses; ce souvenir m’est odieux. Ne pas pouvoir oublier, voilà ce qui me dévore, et ces roses ne sont là, fleurs avancées du monde aux portes de l’enfer, que pour aviver le feu du souvenir ! Au-dessus des roses, je vois des arbres et des maisons, des arbres et des maisons quelconques; là-bas, la vie continue; des femmes se penchent à la fenêtre, des enfants crient dans une cour, un tram démarre, une cloche sonne les heures; ici, le temps s’est arrêté. Le tintement de l’horloge, au-dessous de ma chambre, n’est plus qu’un son bizarre, hallucinant, dont j’écoute les vibrations, dans mes nuits d’insomnie; le sommeil, lui aussi, s’est arrêté. Il n’y plus de temps ni de sommeil : rien qu’une effrayante mémoire. Petites dents d’une scie aiguë, les vibrations de l’horloge me font ma] au cerveau. Je voudrais pouvoir les saisir au vol, comme on fait des mouches irritantes, et les réduire au silence. Par-dessus les arbres, il y a le ciel, visible par petits carrés, entre les barreaux de ma fenêtre, toujours hermétiquement close.


  La maison dort, mais non ceux qui l’habitent. Un long cri, soudain, rompt le silence, secouant les chiens de garde, sévères molosses. D’autres chiens, au loin, leur répondent. Un pas sourd fait craquer le bois de l’escalier, une porte s’ouvre, se referme. A côté de ma chambre, une femme se traine, en poussant des soupirs qui montent d’un abime. Elle s’assied. Avec effroi, j’épie un bruit sec et saccadé, frottement d’un faible doigt sur la table. On dirait que cette femme s'épuise à effacer une tache, une petite tache imaginaire qui lui ôte le repos. Je crois voir cette femme dormant, les yeux ouverts. Caque nuit, la scène se répète, invariablement la même. « Arrête ! » lui criai-je enfin. « Par pitié, ne me tourmente pas ainsi, ou demain, le jour se lèvera sur un homme mort, mystérieusement frappé, sans blessure apparente ! » Il n’y a pas eu de réponse. La maison dort, mais ceux qui l’habitent continuent le jeu, mus par la force qui gît dans les ténèbres, devant d’impassibles témoins.


  Une visite pour vous, me dit-on. Pourquoi ne pas m’épargner cela ? Chaque fois, je me sens plus hagard. C’est affreux de penser: on regarde mes yeux, on voit qu’ils sont hagards. Aujourd'hui, c’est ma mère. Une bonne mère, qui souffre de voir son enfant s’évader dans l’extraordinaire, mais Dieu la soutient. Malgré ma défense, elle m’apporte des fleurs : « Je sais que tu les aimes tant ! » Cette fois, c’est un bouquet de violettes, un peu fanées, de celles qu’on achète au coin d’une rue. Elle me cache ses soucis, je fais taire mon angoisse. Elle dit: « C’est bientôt Noël! » Elle rafraîchit mon oreiller. Elle passe sa main sur mon front, comme si j’étais  malade. Elle ne sait pas que j’ai été appelé, que je ne verrai pas le sapin de Noël. Elle ne m’entend pas murmurer:

  « Corps et âme, je t’appartiens désormais, Alectone ! A demi-mot, tu me le fais comprendre selon tes voies détournées, familières à ceux qui ont commerce avec les douces créatures de l’enfer. Plutôt se crever les tympans que d’entendre tes insinuations, plus insupportables que les piqûres du taon attaché aux flancs de la génisse errante ! Mais que t’importent les oreilles grossières, Alectone, ta voix est plus puissante que celle de l’homme qui crie vengeance, elle traverse les déserts de la surdité même, quand tu veux frapper ta victime, lui faire payer le prix de sa témérité. »


  Minuit. Je frappe à la mince cloison.
  - Alectone, écoute, Alectone !
  - Ne m'interromps pas dans ma tâche, il y va de ton salut...
- Que veux-tu dire?
  - Ne me réveille pas avant l’heure, il faut qu’à la pointe de l’aube cette tache ait disparu.
  - Oh! serait-ce qu'elle est ineffaçable ?… Dis, quel redoutable secret...
  - Tais-toi ! que chacun plonge son regard en soi-même.
  - Alectone, j’ai peur, mon esprit s’égare...
  - Serait-ce pas le souvenir d'une faute qui t’obsède? Laisse-moi.
  - Non ! Pas avant que tu ne m’aies dit pourquoi tu me harcèles sans pitié ! Toi qui vois tout, que lis-tu dans mon âme, parle, je n’ai pas commis de crime?...
  - Tu veux le savoir ! je vois un livre fermé, je l’ouvre à la dernière page, j’y lis ces mots griffonnés au crayon : « Pour me sauver, il faudrait un cataclysme ou la mort d’un être cher. »
  - Sorcière! tu m'as volé ce livre !
  - Ce livre est sur la table, Samuel, c’est ta mère qui te l’apporté cette après-midi, croyant te faire plaisir.
- Il y a dix ans que j'ai écrit cela... Une autre main guidait la mienne...
  - Possédé, tu l’as dit !
  - Serpent ! Le démon n’est pour rien dans cette aventure...
  - Et pourtant ! n’est-ce pas à Lui que tu penses, dans tes nuits sans sommeil, quand, trop lucide, tu te frappes la tête et la refrappes contre les murs de ta chambre? Que disait-il, l’Esprit qui t’a parlé, jadis, sur la colline alémanique? Un matin de novembre, sec et froid, un jeune homme de vingt ans, l’air sage et raisonnable, mais à y voir de près dangereusement exalté s’en allait seul sur les routes, porté par une étrange allégresse. « Ne me résiste pas », lui dit la Voix. Le jeune homme s’arrête, comme pétrifié. Dix doigts le serrent à la gorge, l’étouffent.  Mais déjà consentant: « Si tu étais le Démon ? »
  - Dis la suite, je l’exige !
  - Quelques secondes… Et, soudain, la réponse le frappe comme un éclair.
  - « Si le grain de froment ne passe par la mort, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »
  - Le Démon pour séduire ne craint pas d'emprunter l’apparence d’un enfant de Lumière. Pour prix de ta servitude, car Il sait ton désespoir, Il t’accorde Sa joie, qui précède le délire; à tes yeux ingénument
éblouis, Il découvre les mystères du Futur...
  - La vision du Terrible, cela n’est pas de Satan ! Il est vrai que j’ai tout accepté, dans une tempête de joie, solitude, persécution, prison.
  - Diras-tu que la Voix ne t’a pas trompé? A quelque temps de là, tu dormais des signes de folie. Parmi les déments, tu t’es lamenté sur ton sort. Dix ans, Samuel, et tu n’es plus qu’une ombre...
  - Si je suis coupable, serait-ce d’avoir tenté de
franchir le cercle magique?
  - C’est cela même.
  - Perdu? je suis perdu?
- Songe, imprudent, qu’elles avaient proféré la menace, celles qui barrent le seuil interdit.


  Les anneaux du cercle fatal se resserrant autour de moi,et condamné à ne vivre plus qu'au sein de ténèbres glaciales, je résolus de me rendre, après avoir tiré une augure défavorable du vol d’un oiseau noir. Un morceau de cristal, ramassé parmi les détritus du parc où son éclat avait attiré mon regard, servit à mes desseins. Tandis que vers ma chambre montaient de suaves cantiques, on me trouva inerte, la tête inclinée sur l’oreiller en sang. C’était le matin de Noël.



DEUXIÈME PARTIE


  « Que me voulez-vous, formes sans visage ? Pourquoi ces gestes irrités? Ai-je mal interprété vos signes? M’interdirez-vous de mourir, vous qui m’empêchez de vivre ? Aie pitié de moi, Alectone, toi dont la voix inhumaine, seule, a bercé mon retour à ce monde irréel ! Ne me ferme pas toute issue ! Laisse-moi mourir ! Laisse moi mourir ! Entraine-moi à ta suite, loin de ce lieu sans nom, ou je n’étreins que des ombres... »

  Après le dur combat nocturne, il était vain de chercher un appui, même passager, dans les apparences sensibles, chacune d’elles me révélant un secret assez terrible pour me faire blêmir.

  Tarentule en colère, dans son coin d’ombre Alectone élucubre. Je suis sa proie lucide, mais paralysée, à coups de langue térébrants.
  Femme aux dents de cristal, si je succombe à ton venin, ce ne sera pas sans lutte ! A frôler les ombres des morts, J’ai retrouvé le goût de vivre. Et j’ai appris ce que nulle science ne m’avait enseigné : on s’accoutume à l’enfer.

  Ce chat qui miaule, au-dessus de ma chambre. Enfermé, affamé peut-être, il marche à pas de velours, s’arrête pour appeler, puis reprend sa ronde.
Chacun de ses pas s’imprime dans mon cerveau : sensation de la patte, tiède et molle. Il me semblait le voir: un chat très grand, plus grand que nature, un chat qui n’existe pas. Ce matin, dans le miroir, mon visage avait les traits du félin démoniaque.
  Il n’y a pas de chat, me dit-on.

  Il neige. Apaisement. Rien au-delà de ces flocons silencieux ! J’ose m’approcher de la fenêtre.
  Dieu ! ne plus revoir, au pied de la tour, le hideux trio d’automates, ces funèbres laquais côte à côte marchant d'un pas égal, et s'arrêtant soudain, de concert, quand cessant de guetter j’apparais à ma vitre.

  Faire le mort, comme un cloporte. Ne plus parler, ne plus bouger. Apprendre à ne pas rouvrir les yeux.

  « Ton enfer était voulu, prémédité, dit-elle. Ne te plains donc pas, pusillanime ! »

  Un passant m’a découvert, engourdi, au bord de l’étang. Une volonté puissante m'a poussé du côté des rochers de la Crau, cette épaule de mollasse, nue et solitaire, qui domine la proche campagne. J’ai dû trébucher en chemin. Portes entrouvertes, escaliers déserts, chiens absents, comme par hasard...

  Grave maladie. C’est passé; mais faiblesse extrême. Visites de maman, quotidiennes. Sa présence m'agite.
  A côté, l’ennemie fait trêve.

  Le lit moins âpre à ma chair brûlée de sel. Fin de la trêve. Au jour, n’y tenant plus, bondi contre la paroi et frappé à grands coups, en forcené. Pris au piège ! Un cri de joie m'a répondu, sauvage.

  Abruti de drogues opiacées, je m’abandonne au gouffre.

  Où suis-je? A travers une porte vitrée, mon regard plonge dans la pénombre d’une salle, repère de vieilles femmes édentées qui, à l’aube, se racontent leurs songes. Parfois l’une d'elles se montre à la porte, me dévisage d’un œil morne et glacé, puis se détourne en crachant.

  Horreur de ces chipies hostiles qui, nuit et jour, rabâchent leurs péchés et, soudain poussent des cris de terreur à l’approche d’un ange, chiennes d'Alectone, monstres à faces d'humbles femmes repentantes, promises au Seigneur !

  Toujours le même épouvantable Cerbère !

  Signes de perdition, par milliers: dans le ciel, sur la neige, au fond des yeux...


  Samuel ! c’est moi, l’étrangère, celle qui apparaît dans ton délire, imprégnée, dis-tu, des vapeurs de l’Etna... M’en aller?... Tu m’en veux, comme à ces démons qui vous surprennent en faute et se moquent. je ne suis pas un démon, mais Alectone, que tu appelles quand ton esprit va sombrer. Souviens-toi, il y a dix ans, au bord du Rhin... Sans le savoir, tu me disais tout. « Pour me sauver, il faudrait un cataclysme, au la mort d’un être cher »... N’était-ce pas là le désir formulé de ton âme, Samuel, quand du haut des terrasses ombreuses ton regard plongeait au loin vers la ville, dans l’attente d’une aile d’ange en uniforme, messager de deuil ? « C’est l’enfer », soupirait-tu déjà. Un enfer, soit ! avec des glaces de Venise pour composer, vérifier, refaire ton masque, des serres profondes pour assoupir ta hantise parmi les fleurs rares et vénéneuses. Ne t’avais-je pas mis en garde ? Il était temps encore. Mais toi : « J’obéis à cette force qui me mène ! » Je te revois le soir, enivré du parfum des roses, titubant dans l’allée aux ifs, la bouche amère, gonflé d’un orgueilleux défi. Et c’est toi qu’aux premières lueurs de l'aube je ramenais docile à ta couche, somnambule agité expulsant en murmures le secret trop lourd à porter ! En vain multipliai-je les avertissements solennels par la vertu des songes et des signes prémonitoires. Les dès sont jetés, Samuel, tu as brisé le sceau de la porte obscure, tu as franchi les premières dalles du royaume de l’informe. Il n'est plus permis de te retourner vers le peu de soleil qui passe sous le linteau. Une cloche invisible a prévenu au loin ce peuple de lémures. - Le destin parfois accorde délais et suspens. L’été se passe, saison divine. - Un jour, accroupi au verger sans les branches ployées, tu laisses choir ton livre, anxieux, et la phrase d’elle-même s’achève : « Me sauver de quoi? » De ce qui vient à ta rencontre. Quoi? tu ne sais pas, tu ne peux le savoir. Mais un autre en toi sait déjà tout, voit tout, c’est lui qui tiendra le flambeau sur ta route. En premier, il y a ces croix, beaucoup de croix. Tu ne sais pas que c’est ta propre main qui les forme. Puis ses barreaux, beaucoup de barreaux. Peu à peu, tes yeux s’ouvrent à la lumière de la nuit, tu deviens voyant, l’Autre t’a submergé, tu vis dans l’illumination, c’est l’heure de l’épouvante. Dix mois d’aliénation mentale, dix ans de prostration au fond de l’abîme, et te voici, Samuel, plus égaré que jadis !
  Tu ne dis mot?
  Que dirais-tu, en effet, qui ne retombe, sans écho au-delà de ces murs, dans l’infini silence? Traqué de toutes parts, reculant devant l’épieu et le feu, tu souffres: persécution, en ta nature exténuée par les armes du Mal. Terrifiantes sont les créatures nées de ton imagination coupable ! Ce sont elles qui, en un dernier effort, se retournent contre toi, épuisant leurs poisons, multipliant, par artifice satanique, les illusions de tes sens déréglés, s’acharnant à extirper de toi ce prodigieux espoir qui te tient haletant à l’ouïe de ma voix exécrée. Qu’espérerais-tu, Samuel? Il ne te sera pas laissé de répit dans l’humiliation, la détresse et l’outrage que tu ne sois mort, parfaitement mort...


  Pas étouffés. Chuchotements. Présences invisibles.
- Il dort.
  - Non pas ! interminablement, il remâche ses erreurs et ses fautes.
  - Méconnaissable !
  - C’est vrai qu’il amaigri depuis que le Diable lui tient conseil… encore qu'il ait assez grand air, dans sa robe de chambre violette !
  - Epargne-le
  - Chut ! il fait effort pour se lever, retombe épuisé. Que dit-il?
  - Il dit: « Allez-vous-en ! »
  - Terriblement puni. Il n’est bon désormais, comme une vieille ombre de femme, qu’à rôder autour des tombes, dans les cimetières abandonnés.
  - Est-il vrai qu'il ne reconnaît personne?
  - Ecoute! Oh! ce soupir. Quand je l’entends, le sol s’ouvre sous mes pieds. Où es-tu? Suis-moi.



TROISIÈME PARTIE


  L’hiver n'était pas terminé qu’il me fut permis, de nouveau, de descendre dans le parc, suivi de mon garde: ronde du pénitent, claustrale, dans les allées durcies par le gel. Soudain, je tressaille. De mon côté s'avancent deux femmes dont l’une soutient l’autre, plus jeune, forme hésitante et terrassée.
« C’est elle », me dit l’homme. Elle, Alectone enfin, l’Ophelia vue, battant Pair de sa main gantée, pour écarter quelles triomphantes cohortes? L'inconnue passa sans me voir, taciturne, appuyée à sa compagne, non moins silencieuse. je me heurtai à ce regard brûlé, absent, d'une intensité d'absence à faire peur. Puis elle disparut, nébuleuse errante dont la trajectoire, une fois, croisa la mienne... 
  Après un règne de plus de douze ans, l’esprit des ténèbres m’a quitté. Me voici rendu au monde, mais si réduit, si délesté, si peu protégé contre la violence des sensations qui m’assaillent que je n’ose sortir de chez moi, me hasarder en ville, ou le long même des vieux murs à corbeilles d'or menant aux vignes. En péril d'anéantissement, je me défends contre tout: l'air du printemps, le silence des nuits et la clarté du jour, le chant du merle, le parfum des jacinthes. 0n me dit lointain et détaché. Or je livre un combat sévère, aussi sévère que l'autre. Il m’arrive de désespérer, pareil à l’émigrant qui, rentré au pays natal, doute qu’il y puisse vivre. La tentation me prend alors, comme un grand vent d'automne, de retourner là-bas, où m’a souffleté l'ange.
  Ma mère est près de moi, qui m'aide à reprendre pied.
  Que dirai-je encore? - Je n'ai plus de visions.



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NUIT DE JUIN



  Où es-tu, Alectone?

  Souvent, ma pensée remonte le cours des ans pour retrouver la trace de tes pas fugitifs; plus passionnément aujourd'hui, tandis que, reposant sous les frais tilleuls entre l'église et le cimetière, j'attends l'approche du soir, avant de regagner cette ferme là-bas, par des chemins d'ombre et de soleil où s’attarde l’odeur des foins.

  Pardonne-moi, ange durci de gel et de neige, de prononcer ton nom au seuil de Pete brûlant, dans le bruissement des mouches qui pullulent sur les ombellifères! Ton nom... Ai-je jamais su ton nom, Alectone, sinon, dans l’anxiété et la confusion du délire, Celui que je t’ai donné, fille de colère? - Où est-tu? – Il vint un jour, inconnue, où ta voix cessa d’être. Ce fut alors, dans la maison, un silence que mon angoisse ne put supporter. J’interrogeai les complices de nos vies emmurées, Amalia, la douceâtre servante aux lèvres minces (qui s’est pendue), Elie le jardinier, et ce jeune garde attaché à mes pas comme un chien. Mais là-bas, tu le sais, un fil inévitablement coud les bouches bavardes. En vain habituai-je mon oreille à percevoir, telle une cire parfaite, les souffles, les battements, les soupirs les plus ténus, les plus ouatés. En allée, et à jamais, celle que j'entrevis dans le parc enneigé, non pas Alecto, sœur de Mégère et de Tisiphone, mais, semblable à Cassandre devant les murs suintants de sang du palais où le couteau va faire son office, une altesse brisée, s’avançant, avec une grâce que la folie épargna, vers sa tombe de pierre froide.
  Où es-tu, Alectone?

  Ce long crépuscule de juin ne cède à la nuit que par une lente dégradation de teintes plus pures et plus suaves. La terre est chaude et m'appelle sur la colline, car j'ai repris plaisir à la terre, et mes yeux déshabitués de voir ne se tournent plus vers l’ombre, celle des régions inférieures. Dans les seigles immobiles, l’alouette et la caille se sont rues; le disque imparfait de la lune s'est levé sur le petit bois de frênes, lueur trouble dans un voile mauve qui se confond presque avec le ciel sans étoiles. L’heure, et la proche clairière sont propices aux apparitions; cependant, ô toi qui pris forme humaine pour délier ce qui était lié, je ne susciterai pas ton fantôme, ce jeune corps aux frêles épaules ployées entre les serres de la bête immonde. J’ai remis mes pouvoirs, avec les clefs des portes descellées. Me voici chétif, un peu suspect, un peu de biais regardé, comme ceux qui reviennent après avoir hanté les mauvais lieux, mais homme tout de même, aussi charnel, aussi terrestre que ce faucheur blond maintenant à peine distinct du trèfle, et qui me regarde sans terreur.

  Cette nuit, je suis redescendu aux demeures profondes.

  J’ai fui. Vrai, je n’en pouvais plus d’attendre, je suffoquais parmi vous !
  Je suis retourné là-bas; C’était le crime irrémissible.
  Maintenant que je sais, que m’importe ! Mais prends garde, avant que n’éclate le premier cri du coq par delà le sombre velours des forêts étagées sur les monts, de réintégrer dans la chambre où reflue l’odeur des roses, le simple corps endormi !

  C’est l’heure, Alectone, où je te maudissais dans la tour, éperdu de veilles, et déshumanisé presque à force d’intimité avec les larves.

  Je suis entre dans les bois, encore mal dégagé d’un songe, et sans autre dessein que d'apaiser un regard hostile à la trop vive clarté du jour. Rêveur éveillé, je m’attarde le long des sentiers de mon enfance verte et bleue; et comme ici, mais secrètement accordé aux choses, j’égrenais dans les solitudes les petits fruits sauvages.

  Qui a rompu le charme? Qui m’a exalté, puis poussé à l’abîme? Qui m’a désigné pour être proie? Et qui a donné l’ordre de dénouer les chaines?
  Cheminant au hasard, j'ai passé outre la futaie obscure, j’ai atteint l’autre bord de la sapinière, l’esprit replié sur l’énigme du songe, ce diamant seul, tige dans un ciel funèbre, tendu de crêpe. Un oblique faisceau de lumière frappe les troncs espacés, nus jusqu’à la cime intacte, et les découpe en hautes, sévères colonnades dont la face d’ombre est noire. J’ai aimé la forêt dans des temps lointains où je ressemblais à l'écureuil agile. Maintenant la forêt me reçoit comme un hôte passager qu’elle ne reconnaît pas. Vieilli, je reviens d’un pays de ténèbres, et j’ai pris le teint de l'exil.
  Ai-je achevé ma course? atteint l’autre bord de ma vie? Alectone, humaine Alectone, je suis las de poursuivre, sous les figures opposées de l’ange et d’une fille de la Nuit, une ombre toujours fuyante. Un vain songe, dans le parc hérissé de signes de nous seuls visibles, ne m’a dévoilé qu’un astre fatal, à demi consumé.

  O cour de justice ! ô Prophètes de sel et de pierre autour de moi, Juges et Patriarches ! dites si je suis retombé dans la faute qu’atteste, tatouage pâle mais horrible, l’incision de ma vie spectrale…

Savigny, juin 1945

(source : « poésies », éditions rencontre, Lausanne, 1972)

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Edmond-Henri Crisinel (1897-1948)... né dans le canton de Vaud en Suisse Romande. Homme de foi, journaliste humble et appliqué. Fragile, tourmenté par sa sexualité et ses convictions, en proie aux dépressions violentes : 3 séjours en hôpitaux psychiatriques. Il se suicide à l’âge de 50 ans.
Toute son oeuvre tient en un mince volume extrêmement dense. Admirée par Gustave Roud, Redécouverte et portée par Philippe Jacottet, elle est régulièrement et (trop) discrètement rééditée...
Quelques études passionnantes paraissent parfois, comme celle de Julien Maudoux consultable ici.
Merci donc à Franck Guyon et aux éditions Marguerite Waknine d'avoir établi cette nouvelle édition. Hop !