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Bruno Montels (VII) "Le présent est la fuite des significations..." (les inédits)

Bruno Montels - Le présent est la fuite des significations...

le présent est la fuite des significations et parfois j'ai un accès de sens parfois aussi quand tu me téléphones pour une lecture (où et quand ? payée ou non ?) plutôt que de relire un ancien texte (ce que je fais parfois pour reprendre d'une toute autre manière une lecture qui ne m'a pas convaincu pour essayer un nouveau déchiffrement ou tout simplement par pure paresse) ou écrire pour l'occasion je démêle ce qui se fabrique sur la table matière à donner de mes nouvelles je me demande comment lire ces phrases et je les transforme je hurle je lis sur tous les tons je trouve des prises des noeuds des intensités je souligne des mots accents virgules je marque des hoquets je gribouille annote
le jour de la lecture tout cela perd de son évidence je me jette alors dans le texte utilisant mon trac m'appuyant sur le souffle pour chercher des lignes de force me dégager décharger de la tension je titube dans la voix et je tente des variations comment ai-je pu le lire ? est-il lisible maintenant ? je suspends mon souffle entre ins- et expiration au point d'évanouissement je déplie les tempos j'accélère je ralentis j'accentue
une urgence me tient promesse de plaisir intensité due à l'engagement physique exacerbation d'une présence absence difficile à dire je tente d'arracher la voix (ce qui se dépose sans souci de la transcription d'un sens) de la page je n'entends ni ce que je lis ni les souffles seul le passage de l'air dans ma gorge m'emporte et je bourdonne résonne la lecture devient ce forçage de la voix légèrement décalée du texte éprouvant des distances pour laisser entendre la tension présence diffuse disposée et la dépenser 
je suis à la trace l'énergie donnée par le sens et parfois d'un coup je bascule dans un point d'évanouissement je m'absente la lecture se fait toute seule saisi (mais trop saisi pour être souverain) moment intense où une forme (un rythme un ton des vitesses des hauteurs) surgit et s'impose dans le décadrage de la voix et des significations légère distance qui métamorphose le lieu de la lecture
et même dans le cas fréquent où l'énergie manque la grâce un battement ou une réserve s'entendent un suspens énervé la présence d'échos la convocation d'autres filets de voix d'autres maillages d'autres lectures et les auditeurs envieux de cette tension qu'ils portent confusément qu'ils reconnaissent qu'ils donnent et prennent sourdement haineux sont en quelque sorte les pères de ces lectures ils les fabriquent dans leur espace mental qu'ils discutent parfois avec gourmandise après est-ce si étranger au word spoken américain où défis et tensions sont marqués et où la parole tente de suspendre les conflits ? en savoir plus
parfois perdu dans les phrases la bouche sèche je m'embrouille je saute des lignes j'avale les mots j'enchaîne les lapsus j'entends trop les possibles du texte un n'importe quoi qui se glisse sous un autre n'importe quoi je bâcle je suis content d'en finir (mes meilleures lectures) et vite je m'arrache
c'est l'heure de ma leçon de calligraphie cent jours on me libère opportunément au printemps pour le reste de ma vie la joie sera ma préoccupation première pourquoi essayer de remonter les causes du malheur ? je crains que la joie d'année en année diminue comment imaginer qu'une tache de rouge puisse porter un printemps illimité ? ivre mes oreilles aiment le bruit de la pluie dans les pins troublés je me lève pourquoi serais-je gêné par les cailloux qui jonchent le chemin ? j'aime le tintement de ma canne qui les heurte appuyé sur elle j'écoute le son du fleuve sans limite
jaillit la fraîcheur nouvelle
devenir le son du fleuve


+++

Photographie : Françoise Janicot, 1981.

Note :
Ce très beau texte de Bruno Montels est la transcription au mot près (non au souffle) de sa lecture réalisée à Bernay (Eure) en 1998 lors d'un petit festival de poésie organisé par le fanzine TAAT, qui devait le publier dans son second numéro (un dossier lui était consacré ainsi qu'au groupe de rock Circle X). Mais Bruno Montels est mort en 2000 et avec lui l'existence de cette éphémère publication.
Nos choix pour établir le texte (parenthèses, découpages des paragraphes, ponctuation, etc) ont été guidé par le rythme imprimé à la performance et par un petit travail comparatif des textes parus en revue depuis Tartalacrème jusqu'à ceux plus récents dans Boxon et Maison Atrides & Cie. Malgré cela, nous savons que ce n'est qu'une version du texte, un possible... La relecture attentive et enthousiaste de Alain Frontier (son ami et éditeur), que nous remercions tellement, nous a finalement convaincu de le publier ainsi.
Cette apparition après 17 ans est naturellement un hommage au poète qui a marqué ceux qui l'ont connu ou simplement rencontré, par sa gentillesse, sa discrétion et une intransigeance dont il ne s'est jamais départi. C'est aussi lutter contre un oubli qui le guette car l'oeuvre de Bruno Montels fût essentiellement orale donc éphémère. Seuls quelques enregistrements et ses rares publications, le plus souvent des livres brefs aux tirages très limités et des textes isolés en revues, témoignent d'une voie/x encore sans équivalent dans le paysage poétique contemporain. Tous procèdent d'un intense travail sur le support, la typographie, le matériau et le texte même (disposition, ponctuation, justification, couleurs, encrages…) qui dissémine, fragmente ou brouille (dérouille) une charge de sens souvent très intimiste, noue un lyrisme obscur et sublime à des expérimentations précises et sans limites, principalement issues des poésies sonores, visuelles (poésies qu'il connaissait parfaitement) et proches par bien d'autres aspects de la revue TXT. Ces livres de lectures empêchées sont des manières de tordre la langue, d'empâter le pathos, de creuser la respiration, de décaler le sens, de déjouer l'affect (ce dont Christian Prigent parle très bien dans son texte Ciao, Bruno !) comme l'étaient les performances intenses, inoubliables de Bruno Montels (inséparables de sa présence physique extrêmement tendue)... Tous ces vecteurs de diffusion montrent la nature volatile de cette oeuvre construite dans l'intrication absolue du texte, du dit et du corps, cet affrontement au réel, que la publication de cet inédit, à sa façon très modeste, cherche encore à rendre.
Une dernière chose : l'enregistrement de cette lecture a fait l'objet d'une publication aux alentours de 2002 sur une compilation désormais introuvable intitulée Mange tes morts ! (CMDF01. Cassette gratuite, tirée à 50 exemplaires, avec Charles Pennequin, Christophe Tarkos, Jacques Sivan, Bernard Heidsieck, Nathalie Quintane, Christian Prigent...). Son master s'est malheureusement perdu au gré des nombreux échanges postaux... Il n'est pas impossible toutefois d'en retrouver un jour la trace à l'IMEC, dans ses archives déposées là par un écrivain génial qui fût le dernier à avoir la cassette matrice entre ses mains (nous le savons) ... Affaire à suivre donc.
C'est ainsi : Bruno Montels n'en finit pas de (re)surgir... et de contredire ses disparitions.

+

Une bibliographie :

Ils o ne pioss (D'Atelier, Paris, 1977)
L’hartmotnique s’il vit (Interventions de Georges Badin. Collection Ecbolade, Beuvray, 1982)
Interruptions volontaires (Avec Paul Smith. Nèpe, collection Unfinitude, Ventabren, 1982)
End dans tous les jours  (Interventions de Georges Badin. Editions Carte Blanche, Montmorency, 1984)*
Mina l’ana (sans éditeur, sans date)*
Lignes de Fuites (CIPM, collection Le Refuge, Marseille, 1991)
C'est quoi ça ? (Aiou, collection Le tourbillon rassemblé, Saint-Etienne Vallée Française, 1996)*

Publications en revues et volumes collectifs : Doc(k)s, D'Atelier, Tartalacrème, Les Cahiers du Refuge, Action Poétique, Maison Atrides & Cie, BoxonPolyphonix, Fusées

* = ouvrage numérisé sur le blog cantos-propaganda.blogspot.fr

bpNichol "Trois contes de l'ouest"

bpNichol - Trois contes de l'ouest précédé de Tête de plage
(Le Quartanier, 2015)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici.


+++

Extraits :

TÊTE DE PLAGE


MER

LE FUGITIF

                              Pour Issac


1

La loi est
en moi
me prie d'attendre
mon heure
et la marée
est le soulèvement
quotidien
d'émotions - "qui
sont-ils? que
veulent-
ils ? quand
me trahiront-
ils ?"


2

"quelle distance
jusqu'à
la frontière ?"

le dos droit sur
la selle

les voilà
qui le traquent

les épaules courbées
une demi-
journée de route depuis
l'autre côté


3

le problème
à ce stade

te faire
face à toi-même, le soleil
à l'intérieur

de tes yeux
brûlant


4

"les verrous s'ouvrent
très
facilement"   la clé se trouve
dans l'affirmation
elle avait dit
qu'il savait


5

entrer
à l'intérieur de la frontière
c'est entrer
à l'intérieur
de la question de
vivre
pour en sortir

+++


TROIS CONTES DE L'OUEST (1967-1976)


L'ULTIME ET VERITABLE HISTOIRE DE BILLY THE KID

...


1   LE KID

billy est né avec un petit popaul mais on ne l'a pas appelé paul.

billy a grandi dans un village ou dans une ville. ça n'a pas d'importance. la véritable histoire c'est que billy a grandi et pas sa queue. il lui arrivait de l'appeler pénis ou bite mais elle ne grossissait pas pour autant. en grandissant il traitait les autres de noms semblables et leurs bites et leur pénis étaient gros et lourds comme des dictionnaires mais son popaul à lui restait - un petit paul.

billy n'était pas rapide avec les mots et devint onc rapide au revolver. ils l'appelaient le kid et il devint donc plus rapide et plus méchant. ils l'appelaient le kid parce qu'il était plus jeune et plus méchant et qu'il avait une plus petite queue.

n'auraient-ils pas pu plutôt l'appeler gros billy ou bonney le sanguinaire ? se serait-il donné la peine de devenir le prince de la gâchette ? qui sait. l'ultime et véritable histoire c'est que billy devint le prince de la gâchette. c'est ça son histoire.


2   L'HISTOIRE

l'histoire dit que billy the kid était un lâche. l'ultime et véritable histoire c'est que billy est mort sinon il tirerait sûrement l'histoire dans les couilles. l'histoire se tient toujours en retrait à traiter les gens de lâches ou de ratés.

la légende dit que billy the kid était un héros qui aimait baiser. l'ultime et véritable histoire c'est que si billy était en vie il inviterait sûrement la légende à prendre un verre, se mesurerait à elle dans les toilettes, puis la trouerait comme une passoire. la légende a toujours une plus grosse queue que l'histoire et l'histoire a une plus grosse queue que billy.

la rumeur raconte que billy the kid n'est pas mort. c'est billy the kid, la rumeur. il ne va jamais nulle part, il est mort trop tôt.

...
Traduit de l'anglais (Canada) par Christophe Bernard.

+++


Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est le premier ouvrage en français de B(arrie) P(hillip) Nichol (1944-1988. Il vécut carrément deux fois plus longtemps que Billy the kid mais comme lui, il est mort trop tôt). Le petit volume présente deux de ses meilleurs "booklets" des années 1970. Infime partie d'une oeuvre fleuve donc, mais c'est un évènement à saluer comme il se doit : Hourrah Hourrah Hourrah ! Merci Le Quartanier ! Car bpNichol, c'est un peu la tête de série n°1 de la poésie expérimentale canadienne depuis la fin des années 60. Prolixe, ultra-actif et influent bien au-delà de ses frontières, il investit tous les modes d'expressions avec la même énergie, en costume de poète, d'éditeur ou encore de scénariste (du livre pour enfants à la poésie sonore avec son groupe The four Horsemen en passant par la poésie concrète). On peut dire de lui sans déconner qu'il est le lien entre l'avant-garde et les fraggle rock... Pour tout savoir sur ce poète de premier plan (comme on dit...), on peut consulter la page d'archives qui lui est consacrée ici. Ce sera le début d'une exploration de très longue haleine... en espérant que cette importante publication ne soit qu'un début. Hop !

Kenneth White "Territoires chamaniques" Lionel Marchetti

Kenneth White - Territoires chamaniques
(Héros-Limite, 2007)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...



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Extrait :

Le chemin du chamane




Je fus appelé dehors
le grand ciel m'a parlé
le bois noir m'a parlé
le feu m'a parlé
je fus appelé dehors




je n'avais nulle envie de partir
une fille commençait à me sourire
je n'avais nulle envie de partir
mais je fus appelé dehors









j'ai jeûné neuf jours
et puis neuf jours
puis encore neuf jours









j'ai vu la lune croître et décroître
j'ai vu le sentier du vent
j'ai vu une rivière dans le ciel
j'ai vu un vol d'étoiles bleues
j'ai vu une mer
brumeuse et laiteuse
et des îles peuplées d'oiseaux









je dormais dans les racines d'un arbre
et faisais beaucoup de rêves :
un langage étrange, bien étrange
comme un millier de feuilles frémissantes









rumeurs et nébuleuses
nébuleuses et rumeurs









j'ai rêvé que mes yeux
étaient sortis de ma tête
ils étaient partis se rouler
dans les vagues de la mer
ils me sont revenus plus verts









j'ai rêvé que mes os
étaient sortis de mon corps
pour danser un gigue
sur une montagne couverte de neige
ils me sont revenus plus blancs, plus forts









depuis, je sais danser
et je me sens chez moi
dans la vie et dans la mort.









Voici un voyage que je fais souvent 

d'abord, je pars vers le sud
monte dans la grande montagne
puis descend vers le désert rouge
aucun corbeau ne pourrait le traverser
je le traverse, en chantant









j'arrive à une autre grande montagne
le sommet en est parsemé d'ossements
je ne m'en soucie pas
je poursuis mon chemin

après la montagne, une mer
pas moyen de passer mais, tiens, voici un pont
un pont mince comme un fil
il faut être prudent, prudent
beaucoup d'ossements au fond de cette mer aussi









j'arrive devant une maison immense
à la pote un chien méchant 
grr, grr
je le contourne tout doux, tout doux
et me présente devant le roi des morts









en me voyant, le vieux s'écrie :
les bêtes à cornes n'arrivent pas jusqu'ici
les bêtes à plumes n'arrivent pas jusqu'ici
comment un petit rien du tout comme toi
a-t-il pu arriver jusqu'ici ? 









je suis chamane, que je lui dis
OK, dit-il, qu'est-ce que tu veux ?
voir le fin fond des choses, que je réponds.









Cette fois
je m'en vais sous la mer
plus bas, plus bas
il faut poursuivre le chemin









eaux troubles




eaux bleues
eaux vertes
troubles, troubles




difficile de respirer
difficile
de respirer









je voyage sur le dos d'un canard
nous sommes descendus
dans le monde profond de la mer

voici une caverne
une caverne remplie d'algues
dans la caverne une femme
une femme très belle
c'est la Dames des Poissons









enchanté, lui dis-je
mais, hélas, je suis pressé
je dois vite remonter à la surface

splouch !









Ce matin
je suis monté au Grand Ciel




au ciel rouge
j'ai lutté avec un ours




au ciel jaune
j'ai parlé avec un loup




au ciel vert
j'ai regardé un serpent dans les yeux

au ciel bleu
j'ai nagé avec une baleine

au ciel blanc
j'ai dansé avec une grue









arrivé au Grand Ciel
je vole comme une oie sauvage
dans la lumière absolue

hé ! hé ! hé !









je frappe le tambour
et les oiseaux s'assemblent autour de moi
les oiseaux tournoient dans l'air
écoutez le bruit de leurs ailes !









voici la mouette qui parle par ma bouche 
ka kayakaya ka !




voici le corbeau
kra krarak krarak !




voici le héron
fraak fraak fraak !
et voici la grande oie blanche
kaïgaïkak kaïgaïkak !

je danse la danse des oiseaux
voyez mes ailes
je vole de lieu en lieu
les ailes fermes dans le vent
je monte haut, très haut dans le ciel
avec l'aigle des mers
avec le fou de l'océan









plus haut, toujours plus haut




je ne suis plus à présent
qu'un silence en mouvement.










Traduit de l'anglais par Marie-Claude White.
Illustration : Le voyage du chamane. Dessin. Région de l'Altaï.

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Photographie : Marie-Claude White

Ce livre réunit deux volumes épuisés initialement publiés aux éditions PAP : Le Monde blanc (1989), un ensemble de textes "premiers" - comme on dit de l'art - choisis et (re)traduits après plusieurs années plongées dans les chrestomathies ethnologiques et Le chemin du chamane (1990), un magnifique poème de l'auteur - grave et drôle - qui en véhicule tous les éléments dans l'espace contemporain (un champ moderne). À la lisière des glaces, une séquence de poèmes inédits de 1990 ainsi qu'une série d'illustrations tirées d'études de préhistoire et d'anthropologie (répertoriées et présentées en fin de volume) complètent cette très belle réédition.
C'est un travail qui a "naturellement" une forte résonance avec l'immense anthologie de Jerome Rothenberg, Les Techniciens du Sacré (José Corti, 2008), même si l'érudition de Kenneth White semble d'abord plus exaltée (un choix réduit et l'absence d'appareillage critique témoignent surtout d'une volonté de laisser l'espace ouvert à toutes les "errances", là où Jerome Rothenberg s'emploie à une cartographie poétique plus détaillée. Géopoétique pour l'un, Ethnopoésie pour l'autre) et que leurs oeuvres arpentent des territoires esthétiques très différents. Ces traversées minutieuses (véritables investigations) des textes immémoriaux ont d'abord l'ambition de tracer toute leur complexité jusqu'à les lier à des questions qui continuent de redéfinir et d'agiter le champ poétique (et plus largement sociétal) contemporain. Non plus simplement des réminiscences donc, mais d'une façon plus politique, un engagement total du vivant.

Pour tout apprendre sur Kenneth White, il faut explorer son site ici et se reporter au moins à son anthologie personnelle Un monde Ouvert (Poésie/Gallimard, 2007). Hop !

+++

Lionel Marchetti Le chemin du chaman (1991)

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Photographie : Echopolite

Le compositeur et poète Lionel Marchetti s'est pour ainsi dire tenu à cet engagement dans une pièce de musique concrète à la fois complexe et immédiate, basée sur le texte de Kenneth White dit par Frédéric Malenfer : Le chemin du chaman (1991). Dressée sur le fil tendu d'une narration presque psalmodiée agitée par le cri animal et d'une abstraction inquiète, la technicité du geste toujours rugueux, presque instinctif, s'efface pour laisser la vibration sonore devenir un corps quasi immanent au texte; en tout cas une rémanence pénétrante bien plus que son interprétation figée (empêchée par la multiplicité des sources sonores structurées dans un continuum de tableaux et de mouvements). Cette pièce de Lionel Marchetti, très singulière (on y "sent"  le compositeur, littéralement, intimement : son geste, son regard, sa respiration...) est comme un tertium non data, un ensemble de perspectives nouvelles tracées par l'échange entre une avant-garde fondée dans les technologies de son siècle et leurs détournements (la musique concrète reste un moteur d'invention musicale dont les méthodes irradient un large pan des musiques contemporaines, en dialogue constant avec d'autres pratiques artistiques) et une poétique primordiale, une sensibilité "élémentaire". Elle est en ce sens exemplaire du travail mené par Kenneth White et Jerome Rothenberg. On ne pouvait pas passer à côté...

Pour tout savoir sur Lionel Marchetti dont l'oeuvre très dense est constituée de plusieurs chefs-d'oeuvre absolus (Adèle et Hadrien, Kitnabudja Town, La grande vallée, Riss (l'avalanche)... des classiques !) et de plusieurs essais sur la musique, il faut explorer sa page Bandcamp ici. La majorité de ses disques et livres (tous recommandés sinon indispensables) sont distribués par Metamkine. Et Hop !

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G  Numéro 6
(Eric Pesty éditeur, 2014)

Disponible ou sur commande dans toutes les bonnes librairies...


***

Extraits :

Isabelle Sbrissa Les baisers de la fillette et de l'ortie

La fillette frappe l'ortie comme une nourriture contre la dalle cimentée. Toc. Elle contient de spacieux dortoirs. Ecoutant les substances métalliques, elle brûle à rythme régulier et avance les yeux dans l'eau. Au contact de sa peau, l'espèce s'éteint, l'autre amin déjà accrochée au manteau depuis longtemps. Tenant le parapluie fermement par le bout, sa mère l'iade à reconstituer les globules, pour que leurs racines s'installent, comme si elles voulianet se lier d'amitié avec l'homme. Mais les feuilles rouges recommandent l'anémie aux enfants, poussent les jeunes à la curée du conseil et à l'épuration des sangs.Le mal en croissance printanière avoisine des maisons.

(...)

La fillette Anémie est à l'écoute des sous-vivants. Elle dort, mais mal. Une terre cimentée frappe dans l'eau douce, contenant de nourritures, et la dalle d'épuration métallique brûle. Elle avance à espace régulier, comme une ortie, à la rencontre de l'autre espèce et le ploc-ploc du contact avec le parapluie s'allie à son rythme à elle. Alors qu'au manteau la mère passe longtemps la main sur les yeux, l'homme y accorche déjà son amitié. Leurs enfants ont pris les racines qui poussent pour s'installer comme des maisons-tas ; sur ces tanières, le conseil voisin emprunte, pour sortir du jeûne, le bout rouge des feuilles qui croissent.

...

***

Jean-René Lassalle 4 poèmes carrés

...

arquant corps
dessus dormant pénombré
pour estimer régularité ou irr- de son souffle
mémoire fluor cliquète demande fermer clapet après consultation
des valeurs moyennes non-inquiétantes, va : sur pont tram-eau
entreplongé de rêveries clarinement irrespondantes
concerné par la compréhension ou la danse
marche, arrive, jamais, appuyé, rivière
l'inutile vibratil cristallisne
grappillant signes des sémiosystèmes compose repose
décompose écore éclose déclose "une rose
est une rose" est
une rose multipétales de plans de pensée de physique
ou méta-, et voudrant disparaître réapparaît où nuages errent
sur chemin de montagne vers le désacralisé
cloître à fresque... chacun sa voûtée
cellule de pierre douce... semblait sans clef
une table une chaise un lit une fenêtre sur vapeur solaire
prête un léger ordinateur complexe, dormir à un
ou sans deux, articuler des son-sang-sens, aucuns
visages sinon auras à respecter, corps habillés
bougeant allongés ou se levant parlant

***



C'est le numéro 6 de cette revue dirigée par Jean Daive, composée et imprimée avec grand soin (insistons : c'est vraiment une belle revue, heidelbergienne en diable) par Eric Pesty. 20 pages avec une solide brochette d'habitués (axe : Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Michèle Cohen-Halimi...) mais surtout pour cette livraison, 4 poèmes carrés pas carrés de Jean-René Lassalle (dont il faut au moins lire Poèmes, Carrés paru chez Grèges) et Les baisers de la fillette et de l'ortie de Isabelle Sbrissa.
Au fil de leurs parutions, les numéros offrent des belles découvertes et des textes passionnants (Lorine Niedecker, Werner Hamacher, Pauline Von Aesch, Robert Duncan, Andrea Zanzotto, Philippe Beck...) parmi d'autres un peu enflés, navigateurs en eaux très calmes, parfois d'une exigence inerte effectivement très au-delà de toutes les polémiques d'hier et d'aujourd'hui (et qui ne provoqueront pas même celles de demain). Bon, un peu chiants, disons-le. Mais ce n'est pas grave : pas de quoi se priver la curiosité et quelques irritations ni de se bouder l'intellect. Le site de la revue ici. Hop ! 

Varlam Chalamov "Cahiers de la Kolyma"

Varlam Chalamov
Cahiers de la Kolyma
(Maurice Nadeau, 1991)


Extraits :

Longtemps j'ai cassé des pierres,
Pas avec un ïambe en courroux mais une rivelaine,
Je vivais, compagnon de l'infamie et du crime
Et de l'éternelle fête de la vérité.

Non pas comme l'âme dans sa lyre chère,
Je m'enfuirai par mon corps en pourrissement
Dans un logement sans feu,
Sur la neige brûlante.

Et sur ce corps immortel
Que l'hiver a pris dans ses bras,
La tempête de neige se déchaîne,
Devenue folle déjà.

Une hystérique de village
Qui n'arrive pas à se comprendre,
Ici on enterre d'abord l'âme,
Le corps est sous surveillance.

Et ma vieille compagne
Ne respecte pas mon cadavre,
Elle chante et danse, rafale
Froide, danse et chante sans fin.

***

Dans une taille oubliée
Je jette des débris de charbon.
Ici c'est un esprit de mort,
Ici on respire la mort,
La terre elle-même suffoque.

Les derniers boisages pourrissent,
Un ciel défunt s'écroule,
Tombant en poussière et cendre,
Je veux rêver jusqu'au bout.

Je veux être plus jeune que toi
Tandis que je respire toujours
Âme peau de chagrin,
Âme rendue et lasse.

***

Nous n'ouvrirons pas la porte au chant,
Aujourd'hui il n'est plus besoin de chant.
Il ne mesure plus le chagrin
Et nous nous enivrons sans vin.

Telle une pierre se couchera sur mon coeur
La voix grave d'un choeur.
Toute la lenteur russe d'une chanson : pleur,
Gémissement et cri...

***

On dit que nous labourons peu profond,
Ne faisant qu'un faux pas et glissant.
Mais sur notre sol natal
Impossible de labourer plus profond.

C'est que nous retournons un cimetière,
Nous ameublissons la couche d'en haut,
Et nous avons peur de heurter des os
Qui sont à peine recouverts de terre.

***

Tout se tait - bêtes et oiseaux,
Le printemps même
Comme s'il sortait de l'hôpital
Est si blême.

Dans les haillons d'herbe
De l'an passé qui ont jauni,
Il s'est traîné en
Linge de corps tout déchiré.

De ses gencives enflées
Du sang exsude.
Combien de printemps jusqu'ici ?
Et combien en reste-t-il ? 

***

Je ne cherchais pas les secrets des hommes
Comme un trappeur.
Ce monde changeant et fortuit
Je ne l'avais pas oublié.

La chaleur du rayonnement des hommes
Au profond de la forêt,
Les courants de fond
De leur âme vivante.

Et bien d'autres choses
Qu'on ne peut dire,
Se levaient terribles et nues
De tous les coins.

1963

Traduit du russe par Christian Mouze.

***

Résultat de recherche d'images pour "varlam chalamov"

Varlam Chalamov (1907-1982) a traversé le siècle des purges.
Tout ce qu'on doit lire et savoir sur lui ici

Stuzha "Butugichag"

Stuzha
Butugichag
(CD Infinite Fog, 2015)




***
Extrait :


***


source photogaphie : The Gulag / Tomasz Kizny

La voie ferrée désaffectée conduisant aux mines d'uranium du camp de Butugichag (réputé pour être un plus meurtriers), sur les montagnes de la Kolyma dans le grand Nord-Est de la Sibérie. Puisant dans les écrits de Varlam Chalamov et les field-recordings qu'il a réalisé dans cette région, Daniel Kazantev (Stuzha) raconte une journée de la vie dans ce camp de travail longtemps tenu secret. Une musique presque au contraire de l'ambient (et quoiqu'elle en utilise toutes les stratégies) : étrangement lumineuse (un espoir à peine), froide et intranquille, un infini sans horizon, un présent arrêté qui laisse sourdre les plaintes, le bruit des pas dans la neige, la mécanique des corps souffrants, le souvenir qu'ici on était un crevard, une "victime par hasard" qu'on fusillait, tuait ou qu'on laissait mourir de faim.

Antoine Boute "S'enfonçant, spéculer"

Antoine Boute
S'enfonçant, spéculer
(Onlit, 2015)

Disponible dans (toutes) les (bonnes) librairies, et sur le site de l'éditeur ici


Extrait :

BOUE, MONDE, POLAR

  Freddo est un drôle. Il élève des serpents dans sa cave, il marche courbé, il mange des orties. Ce type, quand on le voit, on se dit : « Celui-là, il doit sûrement lui arriver des aventures. » Et c’est vrai. Il suffit de planer au-dessus de la forêt à côté de laquelle il habite pour l’observer marcher, par tous les temps, avec son chien, sur les chemins de ladite forêt.
  Et Freddo marche. Et Freddo réfléchit. Et Freddo se demande comment il va faire pour gagner sa croûte dans les mois qui suivent. Toutes sortes de solutions se télescopent dans son cerveau. C’est la fête dans le cerveau de Freddo, chaque jour, chaque nuit, chaque nouveau jour puis nouvelle nuit : ça ne manque pas, c’est la fête.

  Freddo vit à côté de la forêt, juste au bord, en bordure, à la lisière, dans une maison au bout d’un chemin qui mène à cette forêt en question. Dans sa vie il se dit qu’il est libre – radicalement libre, comme un vrai artiste qui sait ce qu’il veut. Il fait exactement ce qu’il veut. Il suit exactement les inclinations de son organisme et de son mental. Ça se passe bien, en général, pas besoin d’en faire un fromage. Ça se passe bien : en général quand Freddo a besoin d’argent il se promène en forêt avec son chien et réfléchit, puis les idées arrivent, qu’il exécute ensuite chez lui, puis encore après la conséquence à plus ou moins long terme est que l’argent arrive.
  Là, en ce moment, Freddo se dit que pour gagner sa croûte ce qui pourrait marcher et est tout à fait dans l’air du temps, c’est la question de la fin du monde. « Je vais écrire une saloperie de polar complètement dégénéré, ça va plaire au monde, qui croit qu’il en est à son crépuscule », se dit-il.
  Et il y va, il va dans la forêt avec son chien, son ami chien, en plein hiver quoiqu’à la fin de celui-ci, on le voit marcher lentement, méditatif, contemplant la boue du chemin sous ses pieds, tandis qu’une fine pluie lui balaie doucement le visage. Il est chauffé de l’intérieur par les affects qui se bousculent, son chien sautille au-dessus des flaques d’eau, les arbres passent et leurs racines caressent le sol sous ses pieds, tout va bien.

  Tout va bien et il pense :
  Il nous faut du lourd, il nous faut du costaud, de la saloperie de texte qui va jusqu’au bout du trash destroy glauque. Je veux pondre un livre qui soit à la hauteur de ce chemin, de la matière boueuse et belle, gluante sombre et complexe de ce chemin. Ce que je veux, c’est faire péter la noirceur de la terre dans un récit, je veux tout simplement une connexion entre la terre dans tout ce que je lui trouve de sombre, cruelle et marrante d’une part, et de l’autre la vie des gens, la vie des gens en ville. Je veux une incursion de la farce noire forestière et boueuse en ville. Je veux un raz-de-marée comme ça, mental, efficace, destructeur mais aussi rigolo.
  Du coup je verrais bien dans les premières pages du livre un mec marcher en ville complètement raide, raide dingue et méchant, salaud, con. La première fille bureaucrate qu’il verrait, paf ! Ça louperait pas, il lui sauterait dessus avec toute une saloperie de charge de méchanceté psychopathique maximale, comme un loup mais en pire, une mixture entre un homme et un loup.

  Freddo se dit ça, dans sa forêt là, occupé à marcher avec devant lui comme écran de projection à ses idées la boue, la boue et les flaques, les flaques au-dessus desquelles son ami le chien trotte et sautille, s’amuse gentiment. Il trouve son chien très gentil, très poli, très apprivoisé.

  C’est vrai c’est dingue, comment des loups ont-ils pu jouer le jeu de l’homme jusqu’à devenir chien, en seulement quelques milliers d’années, c’est dingue. C’est dingue et intriguant, c’est la question de la docilité, la question de la soumission comme la question de l’écoute, également. Être docile, c’est écouter attentivement, complaisamment, avec entrain.
  Dans mon histoire psychopathique, le mec saute sur la fille bureaucrate comme un loup et lui bouffe l’oreille, ça c’est sûr, c’est évident et logique, c’est mathématique par rapport à la société dans laquelle on vit. Je ne vois pas comment on pourrait écrire un polar, un thriller un tant soit peu pertinent sans qu’il y ait une scène dans laquelle quelqu’un de parfaitement apprivoisé, parfaitement bureaucrate par exemple, se voie appliquer ce supplice qui consiste à lui bouffer l’oreille, l’oreille de l’obéissance.

  Et le type y va, il imagine cette scène à fond, il spécule dessus pendant plusieurs dizaines de mètres de boue, on imagine tout à fait bien toute cette surface de terrain défiler sous ses pieds et emporter avec elle son imagerie mentale torturée mais néanmoins intéressante. Néanmoins intéressante en effet car ce que ce brave homme tente de mettre en relief, ce n’est rien moins que toute la boue mentale du monde contemporain, contemporain et urbain, urbain et enlisé dans une croûte de boue mentale, il faut bien le dire, assez solide, assez tenace.

  Je marche dans la boue et c’est exemplaire de la situation dans laquelle le monde des villes se trouve : il y a une connexion poétique à établir entre les deux, il y a quelque chose de psychopathique là-dedans, dirais-je. Il faut que je travaille le charnel horrifique du monde contemporain: il faut que je mette à la lumière le potentiel psychopathique de la ville contemporaine, voilà ce que je m’assigne comme job à partir de maintenant.

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Un extrait lu ici

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Photographie : Pierre Khan

Antoine Boute est un poète, un truc comme ça, soldat noir et philosophe, qui passe même à la télévision, .