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Extraits :
La vagabonde
J'ai saisi convulsivement une vie,
Suis morte de vingt morts,
J'ai été piétinée avec les fleurs
Et gâchée avec la mauvaise herbe.
La bardane ne s'envole pas de la tignasse
Avec les herbes et les tiges et les fibres ;
Le monde secoue la tête pour se défaire de moi,
Et pourtant je reste accrochée à lui !
Miens sont les feux de la terre
Et le vent, qui souffle pour faire sautiller ;
Demain le berger poussera le troupeau
Sur un gazon noirâtre miteux ;
J'ai été épanchée avec les flammes
Et dissipée avec les vibrations de l'air,
J'ai dévoré mon compagnon des champs
Et l'ai refendu comme bois mort.
Les gens fouillent dans les livres
Et n'arrachent de chaque loi
Et ne font reluire avec les plus doux chiffons
Que la bousculade de leur labeur ;
Ils n'ont pas volé de poule
Et harnachent un cheval acquis à la triche,
Je ne cours, moi, que sur les semelles,
Et mon esprit se dresse clair comme le ciel.
Ils gardent encore bien des choses
Outre la fumée de la cheminée,
Sur quoi je trébuche et saute
Et dont surtout je n'ai pas besoin.
Ils s'étalent comme routes
Et ne savent pas où ils finissent :
Je en suis qu'un bouquet de schamps
Et me tiens moi-même dans les mains.
***
La Sans-enfant
Quand je suis couchée en moi-même,
Il y a en moi un bleu,
L'édifice sommairement ajointé
D'un berceau bas, silencieux,
Un orme élevé, touffu
Noir et bois comme lui,
Ténèbre du soir mate comme de l'or ancien,
Timide mélodie.
Des nuages flottants s'attardent au fond,
Poussent à travers mon esprit,
Une heure crépusculaire grise comme une voile
Emporte mon vouloir,
Jusqu'à ce que je salue une rive étrangère,
Jamais apreçue quand je suis éveillée,
Où le tic-tac du crocus jaune
Cerne d'aimables pieds doux.
Comme la chemise d'argent de spoissons
Mon chant devient léger,
Une main me tendant la froide
Lune-fruit de la fraîcheur,
Jusqu'à ce que je touche ardente, assoiffée
Avec mes lèvres ton visage
Et que je sente à ma paupière la goutte
Et que la goutte dise :
"Neige doit lisser toute inquiétude,
L'être est écume de source.
L'âme humaine s'arrache des chaînes
De la bête et de l'arbre.
La souffrance devient blanche anémone,
Véronique des bois ;
Sous l'éclat de la ramure sphérique
Elle choit flétrie et chenue." -
Un jour une femme, regard perdu
Dans le flocons vides, médite,
Tourne ses pauvres yeux vers son rouet
Sur lequel nonchalamment elle file ;
Car ce que l'ouvrage et le savoir d'un jour
Ont enroulé autour de la quenouille
Tisse pour elle la nuit en un coussin de lin
Sur lequel elle peut sangloter.
***
L'enterrée
Nous poursuivions tous un but,
Et ce qui nous tenait était plaisir et jeu,
Et ce qui nous poussait était souci et nécessité,
Et ce qui nous récompensait était la mort.
Maintenant je suis couchée et paisiblement étendue
Et suis recouverte de terre ;
"J'ai besoin et J'ai" n'est pas demeuré mien,
"Je dois et je deviens" m'a laissé choir.
Au pays de lumière la décomposition s'éjouit ;
Elle teint sa robe d'indigo,
La porte aujourd'hui lisse et demain fripée
Et parachève la tour de babel.
Elle lâche son image sur la toile,
Elle l'empale sur la clôture et le kiosque,
Sa convoitise vide ricane et happe
Et a nom succès et science.
Avec son oeuvre brute de délire, par meurtre atroce
Elle écrase le centième record,
En cerceuil elle se déchaîne de par le monde -
Quand trouvera-t-elle le champ des tombes ?
Elle triomphe en cri, en bond, en course ;
Alors s'éveille enfin la fosse,
S'est étirée un jour béante
Et l'a recouverte de terre.
***
Gertrud (Chodziesner) Kolmar est née en 1894. Elle est déportée puis assassinée à Auschwitz le 2 mars 1943. Reconnue depuis les années 50 en allemagne, ce n'est qu'en 2000 que paraissent les premiers textes en fançais (grâce aux éditions Farrago). Son oeuvre en prose et sa correspondance sont désormais publiées par Christian Bourgois. Cet important volume de ses oeuvres poétiques (présenté par Alain Lercher et traduit par Fernand Cambon) vient partiellement compléter le seul qui était accessible en français jusqu'à aujourd'hui : Mondes (Seghers, 2001).