Fabrice Caravaca - Vestiges de repas
Là où il y eut un feu ce ne fut pas toujours un incendie. Les pas reviennent et les yeux aussi. C’est de l’instinct. Là où il y eut de la chaleur ce ne fut pas à chaque fois pour brûler comme les flammes hautes lèchent ou sortent vives et rouge vif et orange aussi de grandes cheminées. C’était les usines. Avant il y avait des usines avec des murs. Aujourd’hui, il existe une archéologie de la faim.
Les mains dans la suite du feu. L'habitude est vieille et lointaine et inconnue. C'est l'instinct qui guide les mains et les yeux et le corps tout entier. Les fouilles, les doigts dans les cendres. Ce sont de vieux restes. De très anciens repas. De très lointains vestiges de repas. Des retours là où il y eut des vies. Des passages de vie. Là où la vie s'épuisait et se perdait aussi parfois. Le visage silencieux et sensible au froid de l'atmosphère. Sensible aux piqûres du froid et sur lequel des cernes et de jeunes rides sont les traces parfaites du passage des rêves et des très vieux souvenirs.
Lumière blanche. Jour blanc. Écoulement vierge du temps. Retour du temps sur lui-même. Tout est très calme et patient dans l'examen minutieux des cendres. Une carte s'établit de mémoire réunissant en un dessin parfait les lieux de passage où subsistent les restes de foyers. L'ancienne chaleur des feux maintenant éteints et perdus dans les passés. L'ancienne mémoire qui n'a plus rien à voir avec la mémoire d'aujourd'hui. Que la mémoire d'aujourd'hui cherche. C'est l'instinct de survie qui se manifeste encore dans ces moments-là. C'est probablement cela, l'instinct de survie. Cette énergie malgré tout à passer encore par dessus la vie. À passer outre la vie. De probablement encore penser être vivant malgré la vie. Comme si une force intenable puisait dans les derniers changements de lumière avant de se diffuser dans les mains qui fouillent les vestiges du jour.
Une douce mélancolie comme la chaleur d’un corps contre son corps. Un petit feu très doux aussi. Le rose parfait des nuages des confins du souvenir. La pénible lutte pour que le souvenir de cette couleur perdure et parcourt l’ensemble du corps.
Les mains de la couleur des cendres cherchent aussi cette chaleur perdue. Cherchent aussi à s'étreindre. Les mains cherchent leur propre contact, voudraient se serrer l'une contre l'autre, se blottir dans la chaleur de la peau. Mais les mains fouissent et fouillent les feux passés. La scène pourrait être drôle lorsque la pluie rend les cendres comme boue grise et que les mains jouent sans le vouloir avec des boules grises qui adhèrent aux doigts. Boules grises que l'on pourrait croire baignées d'huile et que l'on guide jusqu'à la bouche. Le corps ruisselant sous l'eau de la pluie qui rince le visage inutilement, les mains répétant le geste d'amener les ersatz de nourriture à la bouche. La face est grise. L'eau tombée du ciel nettoie la face. La face est à nouveau grise. Et le temps passe ainsi et encore.
Les paysages aussi sont souvent gris malgré la lumière blanche qui parfois étreint les mondes. C’est une lumière étrange, très blanche, qui pose comme un voile diaphane sur l’ensemble des choses. Une lumière qui recouvre les mondes en silence. Un voile léger posé sur chaque chose. Chaque chose ainsi enveloppée rendue très lumineuse et blanche.
L'image aussi très lumineuse des mains dans la cendre. Et le geste très lumineux aussi qui colorie le visage. Une fine pellicule de cendre sur la surface du visage. Une fine pellicule de cendre partout ici et avant sur la surface des choses. Et sur leur lenteur à présent. Un voile léger posé sur chaque chose. Chaque chose déjà recouverte d'une fine pellicule de cendre. Un voile sur les cendres. Tout est très transparent. La cendre est très transparente. Les mains qui fouillent la cendre sont très transparentes. Et exsangues avant d'être transparentes.
Les saisons passent. Se suivent imperturbables. Ce sont de grandes et longues saisons. Le temps s’écoule différemment depuis longtemps déjà. Il passe sans durer vraiment. Et pourtant tout semble se figer. Le temps égalise le temps dans une immobilité de statuaire. Ou le temps continue de se répéter, visitant sans cesser les mêmes espaces, les mêmes corps. Ne s’arrêtant jamais et cependant figeant chaque instant qu’il parcourt et qui le compose.
Les mains dans le temps des cendres. Ou les mains dans les cendres du temps. Ce sont les mêmes mains qui fouillent les cendres et se dispersent dans le temps. Ce sont les mêmes mains qui fouillent les temps et se disloquent dans les cendres. Ce sont les mêmes cendres qui recouvrent le temps et ce sont les mêmes temps qui se désunissent dans les cendres.
Les mains toujours aussi agissantes comme en une archéologie de la faim. Selon des habitudes et des règles en apparence simples, les mains participent aux fouilles. Ce sont des instruments ou des outils. Elles agissent ou plutôt il s’agit de les faire agissantes. Deux mains toujours complémentaires dans les vestiges d’anciens foyers. Près des grandes cheminées des anciennes usines, des anciens chantiers et des anciens carrefours. Les mains mangeuses de souvenirs. Les mains de la faim et des grandes mélancolies et des solitudes. Et les mains aussi vestiges de la faim. Et les mains peuvent se réchauffer au souvenir des repas anciens. Au souvenir de l’ancien contact avec la nourriture. Les mains qui pouvaient toucher mieux que les bouches la nourriture et se nourrir ainsi du contact avec les aliments. Parce qu’il s’agissait déjà de souvenirs de nourriture. Ou d’invention de nourriture.
Les doigts, l’un après l’autre introduits dans la bouche et léchés, goûtés et sucés en une tremblante et chaste cérémonie. Les doigts de chaque main ainsi explorés et rendus ensuite à l’air et à leurs activités. A leur patiente et lente fouille des vestiges. A former un poing ou à se frotter l’une contre l’autre. Ou encore à s’agiter dans des saluts adressés au vide. Ou à se précipiter l’une vers l’autre en une série sonore de bravos. Ou à tendre seulement l’index dans des directions subtiles bien qu’incertaines désignant l’horizon ou des silhouettes s’y mouvant épisodiquement.
L’enfance et l’archéologie de la faim. L’archéologie de la faim fouillant l’enfance de la faim de ses mains devenues expertes. L’enfance de la faim loin déjà dans les souvenirs ou perdue déjà, indicible ou inimaginable. L’instinct pour la survie des souvenirs ou la construction sensible et élaborée de souvenirs. La construction d’une mémoire pour les mains de l’archéologie de la faim. Pour que les mains n’en soient pas réduites au possible vide subsistant à toutes choses.
L'enfance et la faim. Et le froid. Les mains et les engelures. Les brûlures du froid. Les mains gelées dans l'articulation des cendres. Les mains froides et abîmées et griffées par les serres des cendres. Les mains dans les vides de la faim répétant les mêmes gestes inlassablement comme s'ils pouvaient nourrir. Comme s'ils signifiaient, tant qu'ils se répétaient, la chaleur du mouvement et celle de la nourriture. Comme s'ils disaient l'existence même. Comme si l'absurde de la situation la rendait vivable et acceptable et assurait sa permanence.
Les deux mains assises dans les cendres laissent le temps et le paysage s’unir et trembler. Et les bras se tendent et les mains regardent le ciel. Les planètes, la grosse lune. Et la nuit grise devient rose dans les mains de l’enfant. L’enfant assise avec ses mains dans les cendres du jour. L’enfant avec ses mains apaise le ciel. Et de ses pleurs rares et calmes, l’enfant accueille la nuit qui devient rose. L’enfant émet des sons dans la nuit apaisée et son visage respire la beauté chaque fois que bouge sa bouche. L’enfant s’adresse ainsi à la nuit rose et lui parle longtemps aussi avec les mouvements de ses mains roses aussi à présent d’avoir ainsi accueilli la nuit.
Les décombres du jour apaisées et retrouvées dans la nuit. L’enfant au milieu des décombres réconcilie le jour et le nuit. Elle touche le visage de la nuit de ses mains et découvre la possibilité du prochain jour. L’enfant regarde la grosse lune. Elle réunit ses deux mains puis se remet à fouiller dans la cendre. Elle répète minutieusement les gestes que nul apprentissage n’aurait su lui transmettre. Elle joue avec ses mains et la cendre. Elle regarde la grosse lune et des étoiles qui éclairent son visage. L’enfant est fatiguée et sait le sommeil qui lui manque et la répétition des nuits sans sommeil. L’enfant boit le lait de la nuit et se caresse les cheveux. L’enfant est belle de savoir ainsi attendre l’aube de chaque jour. Ou l’aube répétée d’un jour unique.
Les hautes tours figées dans leurs silences tremblent pourtant parfois. Les hautes tours semblent s’animer et troubles dans les brumes matinales paraissent trembler et prendre encore de la hauteur pour déchirer le ciel de leurs antennes et de la respiration de leurs cheminées. À l’aube le ciel s’entrouvre et laisse poindre la lumière d’un unique jour. Dans sa solitude matinale la lumière ranime l’image des passés et fait trembler presque imperceptiblement les hautes tours et leurs antennes et leurs cheminées.
À la lisière de la ville de grands espaces qui purent accompagner le chaos. Amas de boules de toutes matières et tas de pierres et de débris de toutes sortes. Illusions d'incendies volontaires. Images des jours perdus dans les zones sauvages. Visions d'une masse d'individus regroupés à la lisière des villes vivants et vivant les chaos du monde et de leur temps et de leurs territoires. Métamorphoses et détours au milieu des nouveaux paysages. Partout des traces comme des photographies. Des visages ont impressionné la terre et des pas l'ont labourée et partout ce silence nourri de visages et de fatigues rassemblés.
Au milieu des décombres, l'enfant, assise, ne cherche pas dans les cendres qu'elle touche la trace des os du visage. Ses mains gardent le souvenir photographique des visages caressés. La chaleur de la peau imprégnée sur ses paumes et la chaleur des sourires gardée en mémoire au bout des doigts. En fouillant ainsi ces vestiges de foyers l'enfant se situe dans un temps recommencé. Elle peut supporter le froid et la solitude et rester longtemps assise. L'enfant parcourt aussi le temps en fouillant les cendres. L'enfant fait des bonds dans le temps. L'enfant calme et appliquée vit dans le silence présent et les sourdes rumeurs passées et la solitude peuplée de silhouettes fantômes à venir.
(...)
(1er état d’un travail en cours depuis 2016, devenu "ça sent le ciel")
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Fabrice Caravaca (1977)
est l'animateur des éditions Le Dernier Télégramme, avec lesquelles il sillonne la France entière dans de nombreux festivals et tisse des liens entre une approche traditionnelle et d'autres plus expérimentales de la poésie, considérée comme un "espace d'échanges véritables" et une manière vivante d'être au monde. Il a ainsi constitué une catalogue passionné et décloisonné oscillant du livre de haïkus aux montages textuels post-Fluxus, du récit poétique à la poésie sonore ou concrète, mobilisant des expériences qui infusent sa propre écriture. Celle-ci, proche par bien des aspects du travail de Christophe Manon (un lyrisme abrupt et assumé) mais aussi bien de Serge Pey ou de Lucien Suel, se développe dans des suites de courtes proses souvent "immédiatistes" et pacifiées (l'accolade fraternelle y prime sur la prise d'armes) où s'affirme un hymne complexe à la vie (non sa scrutation naïve), joyeux et inquiet, à sa manière très politique. Ses nombreuses lectures publiques, son activisme infatigable portent cette trace profondément humaine, ainsi que quelques livres publiés dont Morcellement de je ne sais quoi de coloré (Atelier de l’agneau, 2007), La Vie (Les Fondeurs de briques, 2010), Un corps contre la terre (Les Vanneaux, 2010), La falaise (Æncrages & Co, 2014)... Hop !