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Cerner... Christian Prigent

Christian Prigent - Point d'appui 2012-2018
(P.O.L, 2019)

Sylvain Santi - Cernier le réel, Christian Prigent à l'oeuvre
(ENS, 2019)

Disponibles ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...




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Extraits (picorages) :


2012
         
  11/05 [lapsus]

  Bruno Dumont disait récemment que le tournage tel qu’il le conçoit ne consiste pas à réaliser la scène prévue par le scénario, mais à l’abîmer, la défaire (la refaire : la déjouer). Par des procédures d’étonnement, d’ignorance : l’acteur ne joue pas la surprise, il est effectivement surpris, ne sachant pas ce qu'il est censé faire, n’ayant pas d’ « indications ».
  Chantier poétique : laisser courir des procédures d’ignorance et d’étonnement. Déjouer, au moins ralentir, la coagulation de lieux communs qu’opère le vouloir-dire (diction d’opinions, programme narratif ou expressif, abandon à la probabilité croissante des enchaînements syntaxiques). Donner leur chance aux surprises du signifiant : lapsus calami (ou : du clavier), dérapages polysémiques des réseaux de l’étymologie, appels des échos sonores qui détournent l’enchaînement réflexe des significations, dictées prosodiques pour cadrer d’artifice et faire dévier la ligne sémantique, prothèses de contraintes formelles arbitraires qui coupent les associations spontanées - voire propositions de corrections, saugrenues à force d'être normatives, que fait le logiciel.
  En somme : un surplus d’indications piège l'indication d’ensemble (le plan, le scénario, le programme) et rend possible l’advenue du vivant : laisse la représentation ouverte, inclôturable ; et, en elle, affleurer l’expérience (l’inconscient, la vérité non a priori dictée par le code).

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  20/05 [Viollet-le-Duc situ]

  En 1966, j’ai été marqué par la brochure De la misère en milieu étudiant. Mais Tel Quel est passé par là dès 1968 et je n’ai pas gardé contact avec les situationnistes que je fréquentais à Rennes. Guy Debord : peu lu. Quand j'ai voulu le faire, plus récemment : agacé par... le style. Aucun goût pour cette élocution grand seigneur. Vibrant dans la hauteur du ton : emphase affirmative, complaisance apocalyptique. Vernis classique, phrasé marmoréen, reconstitués : c’est du Viollet-le-Duc.
  Ce kitsch n’est pas qu’un décor : il forme les contenus de pensée. Ceux-ci sont volontiers sévères envers la littérature et l’art contemporains (en gros : il n’y en a pas, tout est fini, après nous le déluge). Il y va, certes, d’un jugement politique. Mais sans doute pas sans rapport avec ce que dicte une nostalgie esthète hors-sol : incapacité d’inventer un style moderne, de penser le style autrement que comme un maniérisme respectueux des Belles-Lettres.

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2014

  05-08/04 [Jean-Pierre Verheggen]
           
  Reprise de notes pour colloque à Cerisy (juillet prochain).
  1) Fin 1967 : O-I-E-A-U-X dans la revue Promesse. Signé Jean-Pierre Verheggen. Rien, à l’époque ne me donne à ce point la sensation d’un défi neuf. En même temps, poèmes de moi dans Le Pont de l’Épée. Le Journal des poètes commente : « C’est bon, Prigent ! C’est vraiment bon ! » L’enthousiaste : Jean-Pierre Verheggen. En route !
  2) Ceux qui ont lancé TXT en 1969 savaient qu'il leur faudrait quitter la poésie pour trouver le langage poétique. Gros chantier théorique. Intense gymnastique pratique. Pour Jean-Pierre, c’était fait (dès La Grande Mitraque, 1968). Pas pour moi, pas si nettement. Jean-Pierre m’a tiré vers l’avant. Après : à chaque étape du parcours TXT. il est là, décisif. Pas comme théoricien, certes. Pas non plus comme tacticien des sommaires. Mais parce qu’il pose sur la table des débats tel ou tel écrit qui exige un nouvel effort de théorisation. D’entrée il dispose du bagage TXT : langues basses, verbigération zutique, glossolalies rythmées - ce qui sera labellisé « carnavalesque » et que fixeront des mots comme « violangue », « ouïssance », « insonscien », « imagimère », « langagement »... Dans la phase 1 (avant-gardisme hyperpolitisé), voici Sur une chiotte monumentale (TXT n° 5, 1972). Dans la phase 2 (rupture avec le maoïsme) : la désopilante chronique De la déception petite-bourgeoise considérée comme une œuvre d'art populaire. Phase 3 (une « modernité » débarrassée de ses alibis politiques) : Vie et mort pornographiques de Madame Mao, le magnfique Pubères putains.
  3) Étiquettes courantes : Verheggen le jovial, le Rabelais belge. Soit : il joue avec les mots et ce jeu génère des effets comiques. Qu’est-ce qu’un jeu de mots ? : ce qui fait que la langue joue, que ça ne colle plus. Dans les livres de J.-P., les approximations phoniques décomposent le corps verbal en séries homophones. Elles font glisser la langue en elle-même et sur elle-même, la désaccordent. L’enjeu, c’est le mouvement dérapé qui met la langue en crise. Le matériau qu’emporte cette vitesse est, certes, le signifiant phonique (d’où les effets de calembour). Mais il ne s’agit pas d’aligner des néologismes drôles ou des traits d’esprit : seul fait sens le dynamisme négatif du rythme.
  Tenir fermement cette ligne de négativité rythmique n’est pas aisé. Tout invite à n’y pas tenir : la virtuosité, la commande sociale, la paresse critique... Dans ses livres récents, J.-P. la laisse trop flotter, à mon goût : elle s’oublie parfois dans le goût du gag. Mais, en ses moments les plus forts, son travail enseigne que s’il y a jeu avec les mots le jeu d’écriture n’est pas dans l’invention des « bons mots », mais dans la rafale de leurs enchaînements : dans le sismographe de cette mise en mouvement catastrophique (c’est la différence entre les jeux de mots de Lacan – qui cloutent d’effets de sens la ceinture discursive - et le chant « chaosmogonique » de Finnegans Wake).
  4) Autre banalité critique : du corps parle là-dedans. C’est quoi, corps ? Bien sûr, la viande par quoi nous souffrons et jouissons. Mais pour qu’un organisme fasse corps, il faut qu’il se scie de l’indifférencié. Le symbolique est cette force qui nous arrache à l’innommé, nous individue et nous retire à la familiarité du monde - et corps est, pour le parlant, le nom du lieu où il accueille le monde et simultanément lui donne congé. Si l’écrit (le travail du symbolique) à affaire au corps, c’est à ce corps-là. Le langage poétique fait corps, d'une part de sa vitesse de dérapage écholalique (assonancé, allitéré, rythmé), d'autre part d'un suspens (sophistiqué ou bouffon, ésotérique ou fatrasique) du sens mesuré. Ainsi consiste, verbalement incarnée, l’épaisseur de la Dichtung.
  L’écrit : un accélérateur de particules. Ça fait de la matière dynamisée, qui file en douce ou en tonitrué (chez Verheggen : plutôt en tonitrué). On peut dire : ça jouit. Mais ça fait aussi de l’anti-matière : ça vide de lui-même le corps de la langue (et le monde qu’il stabilise nous). Au fond : trou noir, vertige. Et défi, stricto sensu goguenard (= de chiotte) à toute représentation formée. Du coup, si ça rit, c’est assez jaune, voire noir. Ce rire de danse macabre est aussi celui de Jean-Pierre Verheggen. Et pas seulement quand il écrit son Stabat Mater, son Opéré bouffe ou son Miserere.

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2015

  30/02 [faire poète]

  Plutôt qu’activisme politique, ONG, bodybuilding ou méditation transcendantale, j’ai choisi poésie. Voici pourquoi.
  Je suis un animal qui parle. Je ne peux donc seulement vivre : il me faut aussi représenter ma vie. Or les représentations qu’on mien propose m’apparaissaient inaptes : le monde m’affecte d’une façon plus trouble, plus chaotique, plus luxurieuse, plus douloureuse. Voilà l’impasse. Nul n’y échappe. Chacun cherche à sa façon à s’en distraire par le troc des informations, la frivolité bavarde, l’exaltation illuminée ou la dévotion aux savoirs positifs.
  Choisir poésie, c’est choisir de représenter quand même. Choisir de configurer l’impasse en pire. C’est-à-dire tenter de former dans la mesure verbale quelque chose de la démesure de l’expérience individuée. Sachant bien que ce « quelque chose » ne fait que suggérer, en creux, une alternative à la fiction socialisée du monde. Mais sachant aussi que la possibilité même de cet évidement alternatif est une condition de vérité pour la diction poétique et une chance de désaliénation pour le sujet qui s’y investit. Écrire, c’est vouer une balistique de rythmes et de phrasés à marquer cette ouverture. Et parier que de ce marquage peut naître non pas un autre monde formé - mais une telle puissance de déformation des mondes habitués, qu’aucune fiction stable ne puisse y coaguler et venir faire écran à la vérité de l’expérience singulière.

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  04/ 12 [petit robinet]

  Manuscrits récemment reçus, d’auteurs « jeunes ». On voit d’abord d’où ça vient : souvent de peu loin (ces auteurs ont lu surtout leurs aînés immédiats). La posture d’épigone y conditionne l’aisance stylée : c’est l’invention des autres, la difficile invention d’avant, qui a eu à « trouver une langue » et à assumer la rugosité que cette recherche impose aux œuvres.
  Question : « qu’est-ce que ça produit ? ». On aimerait l’éviter : elle n’est pas si loin de « qu’est-ce que ça dit? ». Ou même de « de quoi ça parle ? ». En moins plat : quelle expérience est-ce que ça traite (voire thérapeutiquement) ? Au bord de l’emphase : quel monde ça soulève, changé par le travail d’écriture ?
  La volubilité habile de ces écrits (de presque tout écrit, finalement) tient rarement le coup devant ces questions. Peu donnent la sensation d’avoir eu à affronter une résistance (une obscurité rude, venue du « réel », qu’il aura fallu traverser pour former une langue singulière ?). D’où l’impression qu’ils ne disent rien d’autre que le désir d’écrire et la découverte du plaisir qu’il y a à laisser courir un mouvement d’écriture seulement aspiré par les modèles qui l’ont enclenché. Il faudra, dit l’ancêtre (qui n’oublie pas qu’il est passé par là), que ça en bave un peu pour assécher le flux du robinet extasié de son propre débit.

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2016

  01-03/08 [expérimental vs avant-gardiste]

  Tout essai de révolution formelle est dit formaliste (en un sens polémique) par qui se contente des formes conventionnelles. Mais si l’objectif est d’articuler une invention de formes à l’impact politique de cette invention (son rôle dans la transformation, sinon du « monde », du moins de ses  « représentations »), rien ne s’y réduit à une écriture autotélique ou à des excentricités ludiques.
  Le souci « expérimental » : trace d’une insatisfaction quant au donné symbolique d’époque. Tel qui ne se contente pas de la médiation verbale courante (ni des formes littéraires académisées) parce qu’il n’y voit pas justement représenté le monde tel qu’il l’affecte, celui-là se voit contraint de refaire des formes : autres, plus justes. De ces formes, a priori, il ne sait rien. Ne peut que tâtonner dans l'infinité potentielle des effets de langue pour de temps à autre parvenir à fixer des éclats qui lui sembleront tracer du vivant.
  Toute expérimentation formelle a une dimension avant-gardiste : une vocation à être à la pointe du renouveau des représentations et un projet de transformation du donné réel ainsi représenté. Ainsi le dadaïsme (surtout le berlinois). Le futurisme russe. Le surréalisme. Dans les années 1950, Bernard Heidsieck déclare la fin de la poésie livresque. Son geste est expérimental : de nouvelles formes poétiques sont inventées par son action. Mais également avant-gardiste : table rase de ce qu’était alors la poésie et revendication, pour cette action radicale, d’une sorte de leadership.
 Vers 1970, avant-gardisme = invention formelle + philosophie marxiste + engagement « communiste ». Poésie sonore, konkrete poesie, beat generation n’en sont pas (et, à l’occasion, s’y opposent). L’historiographie est donc fondée à établir des typologies. Mais celui qui, après avoir traversé cette bibliothèque (dada, futurisme, surréalisme, poésie beat…), écrit dans la cacophonie de l’époque en cherchant sa propre voix ne se demande pas s’il est avant-gardiste ou expérimental : il cherche, en passant à proximité de tout ce qui s’expérimente dans l’époque (mais pour s’en différencier à chaque fois), la formule qui lui semblera sienne.
 Dans les années 1967-1980, je suis peu soucieux de savoir si L'Main (1975) est un texte expérimental et Power/Powder (1977) plutôt un livre avant-gardiste – écartelés qu’ils sont tous deux entre leurs partitions sonorisées, leurs effets de poésie visuelle et leur volonté (sur-jouée !) d’implication politique. En 1970, TXT doit autant à Dada qu’à Denis Roche, à Schwitters qu’à Artaud, au Zaoum qu’à Ponge. Et en a conscience. Sans toutefois que cette conscience exige qu’on dispose dans des catégories déjà historicisées les traces des influences diverses qu’on s’efforce de traiter (dont on s efforce de guérir).

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  05-07/08 [oralités]

  Le premier TXT n'attaquait pas des formes de poésie, mais l’idéologie poétique, son idéalisme. Il n’avait rien contre la poésie écrite. Les « lectures » étaient pensées comme des formes supplétives de publication. Ne posaient guère le problème de leur action de performance. Remarque : la plupart des lectures de poésie qu’encore et toujours on peut entendre relèvent de ce principe médiateur, non artistique. D’où que généralement, en tant que gestes d’art, elles n’ont aucun intérêt.
  Côtoyer les « sonores » m’a fait comprendre qu’il ne s’agissait plus de lire de la poésie, mais de l’effectuer sur place. Qu’il allait falloir être à la hauteur de ça (« ça » : surtout Heidsieck). Tout en marquant l’écart (avec l’action des « sonores » ; plus encore avec leurs propositions théoriques).
  L’écart : né de quelques refus. 1) de ce qui ne met pas au premier plan le langage verbal mais s’intéresse plutôt à des actions, des gestes, des événements corporels : Hubaut, Blaine, Labelle-Rojoux, etc. ; 2) du naturalisme des poètes sonores : l’idée qu’il y a dans la voix du plus « vrai » que dans le texte, que sa proximité au corps fonde cette vérité et que cette authenticité se compromettrait à traîner avec elle des restes de ce dont par ailleurs l’expérience verbale est faite (je me souviens de Chopin me disant à l’époque, sévère et un peu dégoûté : « Toi, t’es un poète sémantique ») ; 3) de l’expressionnisme beatnik ; la mélopée de Howl surligne des contenus expressifs (pathétiques ou satiriques) et entasse des jaculations imagées ; j’aurais quant à moi voulu éteindre le pathos et n’exhiber que les dynamiques d’écriture sur lesquelles s’appuie la performance : composition par leitmotiv, phrasé en fugue, portées métriques, rebonds sonores; 4) du montage sériel d’Heidsieck ; j’admirais son efficacité démonstrative, ses formes exhibées (dédoublements de pistes, boucles et superpositions) ; mais voulais proposer quelque chose d’ostensiblement venu de la poésie écrite, décidé à y retourner toujours et gardant trace de son matériau subjectif (voire : lyrique) au travers des formes orales de composition et d’élocution.

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  18/10 [deux versants]
           
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 Je ne suis pas « en accord ». Avec quoi que ce soit (moi, le monde). La plupart du temps : obstinément séparé. Noué d’angoisse ou déconfit de mélancolie. Ne comprenant rien à rien. Inapte au farniente. Impropre à jouir immédiatement de quoi que ce soit (amours, livres, voyages). Tenté par tous les abandons, les pires, même le pire : en finir.
  …

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  25/11 [Théorie du papier peint]

  Dans la maison des livres, la vie littéraire (presse, salons, prix) s’occupe du papier peint : un aménagement intérieur. La plupart des romans qui paraissent n’ont pas d’autres préoccupations. Bien sûr, on souhaite habiter des pièces tapissées de joli papier peint plutôt que de moche papier peint. Il y a donc des valeurs, une hiérarchie. Et, du coup, des cotations, des hit-parades, des promotions, des récompenses, des écrivains plus ou moins «  bons » - dans le genre papier peint.
  On a bien conscience, cependant, que le papier peint et les œuvres de la peinture, ce n’est pas la même chose. Par exemple, aujourd’hui, Guyotat, Novarina, Pennequin ou Lucot ne font pas de papier peint: ils font de la peinture. Ils font ce qui, une fois accroché dans la maison, troue le mur d’une magnificence incongrue et dit au papier peint : « Tu n’es que du papier peint. » Évidemment, le papier peint ne le supporte pas. Il décide donc, 1) que ces œuvres (la littérature comme peinture) ne font pas partie de son monde (la littérature comme papier peint), 2) que c’est seulement ce monde de papier peint qui est la littérature.
  Il arrive couramment qu’une fois passée leur coléreuse jeunesse et pour trouver une place dans la maison des livres des écrivains qui faisaient de la peinture passent des compromis avec les fabricants et les amateurs de papier peint. Ils se leurrent : 1) ça ne marche jamais parce que leur image a déjà été radicalement fixée comme étrangère au papier peint; 2) à imiter par ruse le papier peint, on finit par ne plus faire que du papier peint.

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2017

  16/07 [sortir de la littérature]

  « Sortir de la littérature »... Les tentatives de réinvention avant-gardistes formulent toutes l’enjeu d’écrire à peu près de cette façon. Soit : inventons, par m’écriture, un inouï qui fasse que tout le reste soit littérature : un « préjugé du passé » (disait Denis Roche au temps du Mécrit).
  Au bout du compte, ces tentatives seront effectivement sorties de la littérature (celle d’avant) pour... faire de la littérature (autrement). Ce qui reste de ces aventures, une fois tombé le bâti volontariste d’une récusation de la littérature (en soi) : quelques opérations littéraires exemplaires. Ainsi aura-t-on à chaque fois justifié à nouveaux frais l’injustifiable existence de la littérature. Toujours au prix de l’invention d’exceptionnelles différences stylistiques : Tarkos et Pennequin survivront ainsi à la disparition de leurs innombrables épigones.
  Ce n’est pas qu’anecdotique. Ni seulement dominé par une préoccupation (prématurée - peut-être aussi obsolète) de l’histoire littéraire : ce qui restera de cette effervescence dans la poussière des manuels et des musées. Ça concerne la valeur d’usage actuelle des écrits. Tous selon moi se trompent, qui décident d’une péremption de la littérature comme affirmation d'exception au lieu verbal commun. C’est l’ouverture de ces exceptions qui interdit au commun de n’être que commun (et au bout du compte aliénant, carcéral). Vouloir approcher du commun (par la déclaration politique frontale, par le vœu, ou le rêve, d'être un « premier venu » parmi les premiers venus), c’est risquer de n’émettre que des universaux rebelles; qui semblent, certes, infiniment partageables mais au bout du compte sont peu partagés par ceux (un « peuple » ?) auxquels on prétend s’adresser mais qui n’en ont aucun besoin parce que ces énoncés sont toujours non pas en avant mais à la remorque de Faction elle-même.
  Le confirment les textes (poésie déclarative, stylistiquement patheuse) qui figurent sur les sites ouverts par quelques écrivains et poètes au moment de La Nuit debout. Une vidéo montre l’un d’eux lisant un texte sur la place de la République : intervention prononcée pour personne ; les « gens », l’Histoire, passent devant, derrière, à côté et ne s’arrêtent jamais pour entendre l’écrivain débiter ses fadaises cliché.

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  17/10 [dimanche de la vie]
  
  Face à la dépression : moins de tambours de deuil ! moins de trompettes plaintives ! plutôt la médecine absorbée aujourd’hui : 50 km de vélo à bonne allure dans les bosses + marche accidentée sur les rochers sous la falaise du Roselier +, pensant à rien qu’à respirer et les tissus froidement resserrés, une demi-heure de nage dans la Grande-Laveuse essoreuse des tracas + re-marche + re-vélo = mort. Mais de cette sorte de mort qui fait du bien par où elle passe (nous non).

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2018

  01/01 [résurrecTXTion]

  Le groupe TXT fut une communauté. Ravagée, comme toutes, d°ambivalences « familiales » (rivalités, jalousies). Liée d’abord par des parti pris intellectuels et esthétiques communs. Mais liant surtout des différences, affirmées par la singularité des écritures. Chacune : une forme de résistance au lieu commun. Communauté impossible, donc, pour autant que déliée : n’ayant d’autre lieu et d’autre lien que ceux de cette résistance au lien. Ce genre de communauté, souvent invivable, est pourtant la seule qui rende vivable le lien communautaire parce qu’elle ne cède rien à son destin uniformisant. La minuscule et marginale communauté que constituait TXT a donc duré, dans l’amitié, dormante (mais que d’un œil), au-delà des conflits, des dispersions, des cessations d’activité – de la visibilité elle-même. Idée jetée par Demarcq entre les assiettes du réveillon 2017 : reconstituer la ligue pour publier un TXT 32. Vingt-cinq ans après le 31. Au travail !

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  6/01 [la poésie : haine/amour]

  TXT, projet d’éditorial... Ce qui liait ceux qui firent cette revue : la « haine de la poésie ». C’est pourquoi elle a publié des babils dramaturgiques, des épopées malaxées, des narrations multipistes, des sketchs d’agit-prop, des saynètes comiques, des litanies quasi glossolaliques : tout plutôt que de la poésie lisse, empesée, impensée; le travail des langues plutôt que l'oubli de la langue dans la connivence réflexe du poème. Tout pour l’amour de la poésie, donc : pour vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego, naturalise et mysticise, dénie obscurités, obscénités, chaos et cruautés, décore le monde et marche à son pas - même quand elle affirme le contraire, au prétexte de quelques énoncés protestataires.

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  17/01 [cartographie au marteau]

  Le champ poétique (projet d édito, suite).
  1) Classique : intériorités émues, troc d’imageries, vers libre standard, métaphysiques rengorgées, segments « pensifs » (surtout poncifs, poussifs).
  2) Critique : pour couper ce robinet, l’objectivisme à la française (vite viré au crottillon, limé mais toujours lyrique : en guise d’ « objectivité surfaciale », un paysagisme plus ou moins élégiaque, à peine aplati, un peu moins vibrant, parfois semé de quelques caillouteux slogans politiques).
  3) Scénique : le poème performé (rarement plus que plagiat d"`un contemporain - Tarkos, Pennequin - réduit à quelques tics spectaculaires).
  4) Théorique : plus de poèmes ! des « documents » cut-upés dans la prose du monde (politique, publicité, pornographie) puis reconfigurés en tableaux critiques ! (beau projet ; résultats, souvent : jolis montages visuels néo-situationnistes).
  5) Démocratique : assez d’ « irrégularités » élitistes ! ; du simple, égalitaire, pauvre mais digne ! (moralement non discutable, civiquement excellent ; peut avoir cours dans les ateliers d’écriture ; guère de pertinence en matière d’art).
  6) Politique : debout dans la nuit, à la rencontre du « peuple » ! (bilan : clichés déclaratifs pendus à la queue des actions : dans l’indifférence des acteurs, forcément - qui font Faction en inventant au fur et à mesure ses formes et ne se constituent comme peuple que dans cette invention).
  7) Utopique : non à la poésie (vieillerie)! vive le pamphlet militant, le manifeste utile ! Bonne idée; et neuve : pas une avant-garde, depuis 1870 et les poètes de la Commune, jusqu’à 1970 et les textualistes virés maos, qui n’ait envisagé cette conversion ; ignorer cette histoire : la revivre en farce; illusion sans avenir : incapable de répondre au prurit de représentation artistique qui démange trans-historiquement l’humain.
  - Ici, la question que j'ai un jour entendu poser par un petit garçon inquiet de ne pas voir sa place marquée à la table du restaurant où venait d’entrer la famille : « Où qu’il est, moi ? » Soit : « Où es-tu, Adam ? » Et où sont tes amis ?

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  09/03 [beau soucy]

  Lectures de quelques manuscrits reçus pour TXT . Trop de « belles » choses ». Beauté, leur beau souci. Maîtrise, leur objectif. Surveillance des débordements. Essuyage des bavures. Élimination de ce qui pourrait perturber la netteté stylistique : trivialité narrative, hétérogénéité des niveaux de langue, luxe lexical et/ou rhétorique, pathos, crudité, etc. La beauté qui en résulte est une beauté négative, faite de soustractions. C’est celle des mannequins de mode, encodée par la demande du commerce séducteur et ornant cette demande d’un peu de supplément d’âme esthétique (minceur des corps, lissé des peaux, arasement des défauts physiques). On peut attendre de la littérature autre chose : une affirmation, catastrophique et brutale, d’excès à la beauté a priori partagée. Au prix, éventuellement, du grotesque, du non-adroit, du grimaçant, du plat sur-ligné ou du baroque ostensiblement orné - même au prix du... laid.

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  16/03 [révolution]

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  Si la révolution n’est que le moment violent du renversement, elle n’est rien (elle n’est rien sans le projet qui leste d’un futur son déchaînement présent) et prononcer ce mot ne relève que d’une magie incantatoire : pure phraséologie (« la phrase de gauche », disait Lénine, dans ses débats avec les ultras de son temps). Et couramment énervée, romantiquement portée à des maximalismes verbeux. Certes, le moment renversant est, en soi, désirable parce qu’il répond par une sorte de quantités d’énergie et de joie équivalentes, à la rage de nos révoltes et à nos vœux enthousiastes d’un monde non seulement plus socialement juste, mais en mouvement libre, ouvert à l’impensé, illuminé par l’utopie. Mais la révolution n’est pas qu’un moment, un point dans l’histoire, un pur événement (une exception à l’inertie, une brisure du temps, un surgissement, une pure sortie, un acting out). C’est un désir, aspiré par la vision d’un autre monde, du monde qu’elle, la révolution, instaurerait. Un désir constant, et sans cesse reconductible, toujours à re-penser, à revivre et à réincarner en acte : permanent (comme disait Trotsky). Mais pas un désir sans objet : un désir de démocratie, oui (un tout autre vécu de la démocratie, que celui que nous propose la démocratie « bourgeoise », parlementaire, électorale, dont nous savons quel leurre dramatique aujourd’hui il est). Ceux qui aujourd’hui inventent des formes d’action nouvelles (Nuit debout, ZAD, etc.) font, au jour le jour, la révolution parce qu’ils pratiquent des formes inédites de démocratie.
  Quant à l’art, à la littérature, ils nous en disent long sur ce point : révolution permanente, sur fond persistant et sans cesse ré-inventé d’insoumission à la coagulation idéologique des formes et des significations – révolution sans fin, qui fait qu’il y a une histoire (de l’art, de la littérature – toujours en rapport d’accord/écart à l’histoire sociale et politique).

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  26/04 [puritanisme, suite]

  Puritanisme = négationnisme magique. Négationnisme : extirpation, dans l'art et la littérature, de ce qu’ils symbolisent et subliment de « la part maudite »(Bataille), du « négatif »(Kafka). Magie : pour combattre le « mal » (inégalités, machisme), réformes grammaticales mondaines (l’écriture inclusive), régulations moralisantes et ritualisations juridiques - plutôt que luttes socio-politiques radicales et refonte des représentations dominantes par l’action critique des « grandes irrégularités » de langue.

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  01/05 [casseurs]

  Radios et TV ne parlent ce soir, en boucle, que des violences commises par les Black blocs lors de la manifestation parisienne du 1er mai. Scandale : les « casseurs » ont saccagé un... fast-food McDo. Envie de répliquer : bien fait ! bravo ! Qui, parmi les porte-parole de la gauche voire de l’extrême), l’osera ? Tactique ? rétention ? censure ? Ou simplement conformisme de fond, correction politique, soumission? Pourquoi s’étonner de ces colères? Comment condamner ces violences ? En face : violence d’Etat et casse sociale ; un pouvoir arrogant qui cherche sans cesse l’affrontement (court-circuitage, via les ordonnances, des mécanismes parlementaires) et le pratique sans vergogne (brutalités policières dans les ZAD). Autour, un corps social déchiré, des masses d’exclus privés de parole, de représentation et d’initiative politiques, la liquidation systématique des protections sociales et des solidarités, la criminalisation des sans-droits (migrants, sans-papiers, roms) et de leurs défenseurs.

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  04/12 [l’émeute, la meute]

  Codicille : colère comprend violence. Me revient une phrase de Hugo. C’est dans Choses vues. Se rendant (6 juillet 1847) à une fête donnée à Vincennes par le duc de Montpensier, il doit traverser la foule qui regarde passer les invités et les couvre d’injures. Il écrit : « Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements. » Ceux qui aujourd’hui brisent des vitrines de banques ou de magasins et brûlent des voitures sur les Champs-Élysées, ceux que l’indignation politiquement correcte dit émeutiers, voyous, casseurs, ceux-là cassent ce qui casse leurs vies et provoque leurs rages : l’étal du luxe et l’injustice sociale. Dans leurs cerveaux : l’événement. Dans leurs mains : ses prodromes. Qui ne peut tolérer la violence de ce court-circuit dit en fait qu'il ne tolère aucune révolte effective, ne veut d’aucun changement, ne sait toujours pas ni ne saura jamais où sont la casse sociale réelle, le crime incessamment réel, les casseurs et les criminels réels.

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"Presque tout ce que j'écris depuis des mois entre dans ce journal. Sans autre forme qu'un déroulé chronologique hétéroclite. Au bout du compte, cependant, ça constitue peut-être quelque chose de juste, dans sa distraction même, son évitement des formes homogènes, génériquement classables (essai, roman, suite poétique) que j'ai toujours recherchées ..." C'est donc un journal, forme inédite chez Christian Prigent, suite de chroniques littéraires (Bataille, la Beat Generation, Péret, Verheggen, le style, l'illisibilité...), cinématographiques (beaucoup), de prises de positions, parfois polémiques, sur des faits d'actualité (#balancetonporc, le puritanisme...) et politiques (Nuit Debout, les blacks blocs...), de bribes et de fragments (d'impressions, de poèmes et de souvenirs...), d'adresses et de dialogues (avec Quintane, notamment)... Bréviaire disparate d'une exigence dite dans l'entre-deux des livres faits et à venir, Christian Prigent s'amuse parfois et souvent y redit un combat (la littérature), renseigne encore les questions théoriques et politiques qui trament son oeuvre depuis les débuts "avant-gardistes" (au sein de TXT, s'il est utile de le rappeler) jusqu'à aujourd'hui. Aucun renoncement, rien n'est éludé de cette expérience, pas même l'abattement (moral et physique) que cet effort ressassé, nécessaire (= très rarement narcissique) provoque : le tir est ajusté, la visée plus précise. Donc "Point d'appui" (en quelque sorte : une boite à outil pratique quant à la réception possible de ses livres) ou, comme il le précise, pas d'appui, puisque cet ensemble suscite autant le débat (de se débattre), de tirer son parti, de se traquer et positionner. On pourrait dire de résister, d'expérimenter... Très loin des leçons de maître... C'est que, comme l'écrit Sylvain Santi dans Cerner le réel, Christian Prigent à l'oeuvre (indispensable et passionnant premier essai d'envergure sur un écrivain depuis 50 ans au cœur des débats !!!) "le réel n'en finit pas de recommencer". Hop !