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Hédi Cherchour "Nouvelles de la ferraille et du vent"

Hédi Cherchour - Nouvelles de la ferraille et du vent (Publie.net, 2019)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici



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Extrait :

La décision

Que veut-il, que propose-t-il, qu’apporte-t-il, ce jeune homme qui gémit comme un brûlé dans sa course ?
Un jeune orgueilleux, pas d’accord avec les gens : des décideurs puis des parents et surtout, pas d'accord avec une décision venue d’en haut.
Entre Allah et les hommes, il y a l'État qui ordonne et décide et valide la décision, d'accord ou pas.
Dans un certain ordre, qu'ils définissent comme naturel, il y a les gens en bas, en haut de l’État et au-dessus de l'État : le bon dieu, un greffier, une ceinture pour les esclaves.
Ses jambes sont déboussolées. Au creux du cœur battent les craintives pulsations d'un jeune adulte responsable qui ne s'essouffle pas face aux kilomètres qu’il parcourt à l'infini. Au néant.
Ses oreilles ne voulaient rien entendre, il courait, la viande de midi coincée entre les dents. Son regard vide, ses bras pendants, il cherchait une ouverture, un possible rebond, une action inattendue face à cette mauvaise surprise-jour de fou, une panique dans ses yeux ronds. Une tête de rat soudain débarque dans son orbite.
Une panique qui le redresse, la découverte de sa solitude face au groupe, face à la décision du groupe.
Il restera seul sur le territoire hexagonal, car, Allahou aâlam, il n’est pas satisfait de cette décision.
Le risque d'une vie de solitude pend alors à la gueule du jeune loup.
Le goudron est un mélange de pétrole et de charbon sur lequel des humains peuvent marcher, lui courait au milieu de tout.
C'était juste après la décision du groupe. Il fuyait. C’était le commencement de cette histoire urbaine et sauvage.
Un jeune homme de bonne famille en contexte migratoire court éperdument ni importe où. Avec passion. Des savates en plastique de blédard aux pieds, un pantalon bleu de travail et le torse nu, il fonce dans les artères d’une cité lumineuse des Bouches-du-Rhône.
Sa course tremblante n'engage personne d’autre que lui. Bientôt, la cravache ou le câble télé claqueront sur sa nuque et son dos de fils indigne, histoire de le dresser à la décision.
Là, il a le droit de courir devant lui ou loin de lui, à côté de lui et en lui s'il veut. Là, il peut toujours courir, c’est gratuit. Il le paiera plus tard, wallah la radim.
Le père est maintenant engagé lui aussi dans la course du fiston. La ceinture à la main, les moustaches brûlantes imbibées de salive au cumin, il tente de rattraper ce gosse qui ne l’écoute pas. Derrière le père, il y a la fratrie qui a peur que quelqu'un s’ouvre le crâne sur le macadam. La course folle à cause de la décision du jour.
Le père renonce, il retourne à la maison, l'invitée l'attend encore. C'est une représentante du bureau d'immigration française. Elle discute maintenant avec les parents. Dans le salon de l'appartement, elle montre un dossier, et propose « une patate ».
Raymond Barre avait eu cette idée, il proposait qu’ils se barrent tous vite fait bien fait, et discrètement. Le gouvernement n'est pas un être illettré, lui, le gouvernement, ou l'État, peu importe, quelqu'un a, dans sa cervelle jaunie, réfléchi à des mesures dans un bureau à angles droits un peu arrondis.
Il a réfléchi à une méthode, une vraie méthode de vicelard poucave en argot d’ici. La remise définitive du titre de séjour contre un peu de pognon.
Le bureau relève les informations : « 1978... le père est au chômage depuis plus d 'un an, après dix
ans en contrat à durée indéterminée chez Risavi, une boîte de peinture en bâtiment située à Gardanne.»
La représentante du bureau souligne ces points positifs pour l'obtention d’une « belle patate ».
Un million en anciens francs, dix mille francs. Le bureau d’immigration propose cet argent si la famille accepte de signer le contrat et de retourner dans leur pays, à El Asnam ou une autre ville : « c’est une bonne idée aussi. » Bref, dans leur bled d’origine. Il suffit de signer là ou mettre une croix ici.
Il faut accepter de repartir d'où ils viennent. Il y a des clauses et tout en bas du contrat. La France propose ce fric, elle le met dans la gueule du migrant indécis et las d’être indécis, c’est honteux d’hésiter ainsi devant la représentante impatiente de conclure le dossier. Allez, signe en bas à droite, signe bon sang, chef de famille.
Le père réfléchit une dernière fois devant la représentante. Il a dix minutes cette fois-ci, après il sera trop tard. Il faut prendre une décision finale aujourd'hui.
Rester, partir, signer un contrat en bas à droite, monter un projet, débarrasser le plancher, être dans le mouvement. Ils n’ont pas de projet face à la représentante du bureau toute en sourires. C’est dur de monter un projet, quoi une boucherie, quoi une laverie, au bled.
Ça donne envie, une patate, c'est la représentante qui argumente avec son dossier, ses tableaux, ses croquis et ses chiffres que les parents observent, des croquis qui expliquent qu'il faut se barrer très vite, demain, tout à l'heure et monter un putain de projet là-bas, et pas ici, en France.
Le jeune homme, lui, dégueulait son beuglement aigu, uniforme, dans ses deux langues vivantes et maîtrisées, du franco-algérien sur des trottoirs propres et sales, au-dessus des égouts, sur une ville provençale. C’est la fin des années 70. Il court et il pense à sa cave, à sa mobylette et à son CAP puis à la décision qui lui dit : c’est fini.
Il n’y a pas de visuel disponible pour raconter les peines et la furie de sa carcasse longiligne et sa
fièvre de jeune dissident au moment où il court.
Il n’y aurait pas de visuel disponible qui pourrait traduire ses crachats sur une décision politique rusée, une décision pisse-vinaigre politique à la fin des années plein-emploi.
Des arguments politiques compliqués à comprendre, des arguments en toc frappent de plein fouet à la gueule hébétée de l'immigré récent, motivé et vulnérable.
Des chiens qu’on appelle pour un bout de goudron à couler et qu’on renvoie avec un os à ronger chez eux, dans leurs niches.
Un rat s'est introduit dans sa tête de jeune, à la dérobée, en cachette de sa pleine jeunesse éveillée. Un gros rat confiant danse dans son crâne, derrière son nez, la queue du rat démange la chanson de sa vie d’ancien petit expatrié, de son nez fier de jeune qui prend des risques. Le risque de ne pas être d'accord avec tout le groupe et leur décision de rentrer au pays comme des moutons. Il n'a plus qu' à courir avec le rat au fond de sa tronche. Il se débrouillera avec son double, sa décision, son rat.
C’était l'aîné d'une fratrie nombreuse, quelques garçons et une fille en bout de lignée. Le jeune a été battu à coups de ceinturon épais en cuir devant la fratrie ahurie, attaché au radiateur, dans le salon, juste avant le grand départ, deux jours avant le lever de camp des bénéficiaires de l'aide. Celle du retour au pays d'origine. Le père en frappant inscrit, à chaque coup porté, sa rage tordue et sa honte d'avoir loupé son projet d’immigration en Occident.
Il a résisté moralement, l’aîné. Son rat a été plus fort que la décision de son père. Il a pris les coups et pensé très fort à sa boîte à outils et à sa mobylette.
Pour ceux qui repartent arrive le moment de reprendre le bateau ou un avion, de quitter l'Europe en règle. Bon vent et à jamais et bon retour.
Alors ils repartent, ils rendent leurs titres de séjour à la préfecture du coin puis embarquent cette fois sans l'aîné. Il s’est sauvé du groupe, il a caché sa carte de séjour, il s’est caché dehors jusqu'au départ de la famille. Il s’est planqué dans les buissons des parcs d'hôtels en cigale et dans les carcasses crevés des champs de roses anciennes et dans les caves cramées des cités, le rat.
Il n’a salué personne, il ne les a pas vus partir, ses amis de toujours. Il ne fait plus partie du groupe, c'est la décision du père qui décide tout.
Il dormait dans le local à poubelles de la cité lumineuse vers la fin, il rêvait néanmoins d'embrasser dignement la famille. Mais non, chacun garde sa grosse décision dans son coin.
Il revoit le visage silencieux de la mère, ses problèmes de thyroïde, énorme thyroïde, due, selon les médecins, aux multiples grossesses. Lui, l’aîné a vu naître ses frères un par un, dans son rêve, ses amis, ses frères viennent le rejoindre dans les années de l'enfance. La cave n'a pas de lumière. Il rappuie sur la minuterie.
La thyroïde est dans l'avion qui décolle de Marignane. La mère pleure comme un mouton. Elle regretterait peut-être la décision.
Les voisins ne le comprennent pas. Peut-être qu’il est fou de rester vivre seul ainsi ?
Les rues sont tièdes quand il les emprunte. Le voilà rue Âme-Crasse. Les rues sont cruelles tout le temps. Les rues ne peuvent que l’observer en silence, rangées toujours du bon côté, rien à attendre d'une rue vide ou commerçante, rien. Ville crevarde.
Eux, retournés à El Asnam, le fils peut dorénavant vivre dans l’appartement vide. Un grand F4 vide rien que pour lui seul. Allongé sur le sol de sa chambre, il pense à son avenir incertain, mais aussi à sa fierté toute neuve. Il court, le rat en bonne santé dans sa tète de jeune. Le jeune homme pense à l'an 2010 ou l'an 2007. Le rat est d’accord.
Ce qui compte c’est la pensée qui désobéit dans sa tête de rat, rat planqué dans le corps bistré, rat costaud.
Nous qui restions en Europe étions prêts à le soutenir au début, on en avait fait la promesse aux parents. Au début, tout début, quelques heures de début, mais on ne l'a pas aidé, nous n’avions plus le temps. Après tout, il avait dix-huit ans, il pouvait se débrouiller avec son diplôme de réparateur de bagnoles essence ou diesel, son appartement tout vide, un frigo, sa cave et sa mobylette MBK.
On ne l'aide pas, le fils de la famille retournée au pays. On lui porte nos voitures cassées, à réparer à l’œil. Il répare le joint de culasse, il change la courroie de distribution, il trouve des pièces pas chères aux casses de Livron ou Salon-de-Provence. Il est seul, jeune et aimable. La crasse des huiles s'installe lentement sous les ongles.
Vie de jeune mécano né au bled, grandi ici, resté seul comme un rat dans la méga-casse de la vie.
Il rôde de casse en casse, il répare, il trouve des combines. Il veut une situation. Il veut pouvoir visiter un jour la famille et leur prouver que c’est un mécano formé en France. Il veut des projets. C’est sa décision, à lui.
Le 10 octobre 1980, le tremblement de terre d'El Asnam a détruit 80 % de la ville selon le présentateur de la télévision française. La ville est broyée, la ville n'existe plus, la ville change de nom tellement elle n'existe plus. Plus personne n'existe.
Le jeune a pris une nouvelle décision, il a décidé de se débarrasser du rat Squatteur de sa cervelle, tuer la bête désobéissante, définitive- ment. Mais il zone. Il erre de ville en ville, de femme en femme, il fait des enfants ici et là, il en a marre.
Il devient témoin de Jehova. Il entre en prison un mois ou deux, il accède aux soins des hôpitaux psychiatriques, le jeune homme vieux, seul en 2010.
Il se souvient de la décision. Il cherche un comprimé pour dormir. Il cherche une grosse thyroïde. Sa carte de séjour s'est perdue.
Il se fiche de la méditerra -

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Hédi Cherchour, années 70, la Drôme, N7, cités ouvrières, baccalauréat, Lyon, études, Paris, cinéma, montage. Elle est une écrivaine dans son temps : de maintenant. Outre quelques textes dans des revues (dont Pli), elle a publié, surtout au sein de L'Armée Noire ou sur le site La revue des ondes, des fictions concises, brutales, noires, tragiques... dont elle sait remonter des moments de grâce (forcément : politiques – avec vigueur – et drôles – avec férocité). Avec Marie Möör, elle forme le collectif "La Jeune Fille Fantôme" (textes, musiques, films, lectures, radio…). – Hop !