+++++++++++++++++ + Cantos Propaganda ++ + Structured Disasters since 2014 + ++ Cantos Propaganda + ++ Cantos Propaganda ++ +

Edmond-Henri Crisinel "Alectone et autres textes"

Edmond-Henri Crisinel - Alectone et autres textes
(Marguerite Waknine, 2019)


Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici...
              




+++

Extraits : 



Ma route est d'un pays où vivre me déchire :
Un soldat du Seigneur a frappé sur ses bords
Ceux dont j'avais aimé le coeur ou le sourire,
Me laissant vif et seul pour dénombrer ces morts.



*


ALECTONE



PREMIERE PARTIE


  A la fenêtre, je sais qu’il y a des roses, des roses rouges d'arrière-automne, les plus hautes du rosier grimpant. Je n’ose les regarder, elles sont d’un autre monde, celui qui s’arrête au bord de ma fenêtre. Je me souviens d’avoir aimé les roses; ce souvenir m’est odieux. Ne pas pouvoir oublier, voilà ce qui me dévore, et ces roses ne sont là, fleurs avancées du monde aux portes de l’enfer, que pour aviver le feu du souvenir ! Au-dessus des roses, je vois des arbres et des maisons, des arbres et des maisons quelconques; là-bas, la vie continue; des femmes se penchent à la fenêtre, des enfants crient dans une cour, un tram démarre, une cloche sonne les heures; ici, le temps s’est arrêté. Le tintement de l’horloge, au-dessous de ma chambre, n’est plus qu’un son bizarre, hallucinant, dont j’écoute les vibrations, dans mes nuits d’insomnie; le sommeil, lui aussi, s’est arrêté. Il n’y plus de temps ni de sommeil : rien qu’une effrayante mémoire. Petites dents d’une scie aiguë, les vibrations de l’horloge me font ma] au cerveau. Je voudrais pouvoir les saisir au vol, comme on fait des mouches irritantes, et les réduire au silence. Par-dessus les arbres, il y a le ciel, visible par petits carrés, entre les barreaux de ma fenêtre, toujours hermétiquement close.


  La maison dort, mais non ceux qui l’habitent. Un long cri, soudain, rompt le silence, secouant les chiens de garde, sévères molosses. D’autres chiens, au loin, leur répondent. Un pas sourd fait craquer le bois de l’escalier, une porte s’ouvre, se referme. A côté de ma chambre, une femme se traine, en poussant des soupirs qui montent d’un abime. Elle s’assied. Avec effroi, j’épie un bruit sec et saccadé, frottement d’un faible doigt sur la table. On dirait que cette femme s'épuise à effacer une tache, une petite tache imaginaire qui lui ôte le repos. Je crois voir cette femme dormant, les yeux ouverts. Caque nuit, la scène se répète, invariablement la même. « Arrête ! » lui criai-je enfin. « Par pitié, ne me tourmente pas ainsi, ou demain, le jour se lèvera sur un homme mort, mystérieusement frappé, sans blessure apparente ! » Il n’y a pas eu de réponse. La maison dort, mais ceux qui l’habitent continuent le jeu, mus par la force qui gît dans les ténèbres, devant d’impassibles témoins.


  Une visite pour vous, me dit-on. Pourquoi ne pas m’épargner cela ? Chaque fois, je me sens plus hagard. C’est affreux de penser: on regarde mes yeux, on voit qu’ils sont hagards. Aujourd'hui, c’est ma mère. Une bonne mère, qui souffre de voir son enfant s’évader dans l’extraordinaire, mais Dieu la soutient. Malgré ma défense, elle m’apporte des fleurs : « Je sais que tu les aimes tant ! » Cette fois, c’est un bouquet de violettes, un peu fanées, de celles qu’on achète au coin d’une rue. Elle me cache ses soucis, je fais taire mon angoisse. Elle dit: « C’est bientôt Noël! » Elle rafraîchit mon oreiller. Elle passe sa main sur mon front, comme si j’étais  malade. Elle ne sait pas que j’ai été appelé, que je ne verrai pas le sapin de Noël. Elle ne m’entend pas murmurer:

  « Corps et âme, je t’appartiens désormais, Alectone ! A demi-mot, tu me le fais comprendre selon tes voies détournées, familières à ceux qui ont commerce avec les douces créatures de l’enfer. Plutôt se crever les tympans que d’entendre tes insinuations, plus insupportables que les piqûres du taon attaché aux flancs de la génisse errante ! Mais que t’importent les oreilles grossières, Alectone, ta voix est plus puissante que celle de l’homme qui crie vengeance, elle traverse les déserts de la surdité même, quand tu veux frapper ta victime, lui faire payer le prix de sa témérité. »


  Minuit. Je frappe à la mince cloison.
  - Alectone, écoute, Alectone !
  - Ne m'interromps pas dans ma tâche, il y va de ton salut...
- Que veux-tu dire?
  - Ne me réveille pas avant l’heure, il faut qu’à la pointe de l’aube cette tache ait disparu.
  - Oh! serait-ce qu'elle est ineffaçable ?… Dis, quel redoutable secret...
  - Tais-toi ! que chacun plonge son regard en soi-même.
  - Alectone, j’ai peur, mon esprit s’égare...
  - Serait-ce pas le souvenir d'une faute qui t’obsède? Laisse-moi.
  - Non ! Pas avant que tu ne m’aies dit pourquoi tu me harcèles sans pitié ! Toi qui vois tout, que lis-tu dans mon âme, parle, je n’ai pas commis de crime?...
  - Tu veux le savoir ! je vois un livre fermé, je l’ouvre à la dernière page, j’y lis ces mots griffonnés au crayon : « Pour me sauver, il faudrait un cataclysme ou la mort d’un être cher. »
  - Sorcière! tu m'as volé ce livre !
  - Ce livre est sur la table, Samuel, c’est ta mère qui te l’apporté cette après-midi, croyant te faire plaisir.
- Il y a dix ans que j'ai écrit cela... Une autre main guidait la mienne...
  - Possédé, tu l’as dit !
  - Serpent ! Le démon n’est pour rien dans cette aventure...
  - Et pourtant ! n’est-ce pas à Lui que tu penses, dans tes nuits sans sommeil, quand, trop lucide, tu te frappes la tête et la refrappes contre les murs de ta chambre? Que disait-il, l’Esprit qui t’a parlé, jadis, sur la colline alémanique? Un matin de novembre, sec et froid, un jeune homme de vingt ans, l’air sage et raisonnable, mais à y voir de près dangereusement exalté s’en allait seul sur les routes, porté par une étrange allégresse. « Ne me résiste pas », lui dit la Voix. Le jeune homme s’arrête, comme pétrifié. Dix doigts le serrent à la gorge, l’étouffent.  Mais déjà consentant: « Si tu étais le Démon ? »
  - Dis la suite, je l’exige !
  - Quelques secondes… Et, soudain, la réponse le frappe comme un éclair.
  - « Si le grain de froment ne passe par la mort, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »
  - Le Démon pour séduire ne craint pas d'emprunter l’apparence d’un enfant de Lumière. Pour prix de ta servitude, car Il sait ton désespoir, Il t’accorde Sa joie, qui précède le délire; à tes yeux ingénument
éblouis, Il découvre les mystères du Futur...
  - La vision du Terrible, cela n’est pas de Satan ! Il est vrai que j’ai tout accepté, dans une tempête de joie, solitude, persécution, prison.
  - Diras-tu que la Voix ne t’a pas trompé? A quelque temps de là, tu dormais des signes de folie. Parmi les déments, tu t’es lamenté sur ton sort. Dix ans, Samuel, et tu n’es plus qu’une ombre...
  - Si je suis coupable, serait-ce d’avoir tenté de
franchir le cercle magique?
  - C’est cela même.
  - Perdu? je suis perdu?
- Songe, imprudent, qu’elles avaient proféré la menace, celles qui barrent le seuil interdit.


  Les anneaux du cercle fatal se resserrant autour de moi,et condamné à ne vivre plus qu'au sein de ténèbres glaciales, je résolus de me rendre, après avoir tiré une augure défavorable du vol d’un oiseau noir. Un morceau de cristal, ramassé parmi les détritus du parc où son éclat avait attiré mon regard, servit à mes desseins. Tandis que vers ma chambre montaient de suaves cantiques, on me trouva inerte, la tête inclinée sur l’oreiller en sang. C’était le matin de Noël.



DEUXIÈME PARTIE


  « Que me voulez-vous, formes sans visage ? Pourquoi ces gestes irrités? Ai-je mal interprété vos signes? M’interdirez-vous de mourir, vous qui m’empêchez de vivre ? Aie pitié de moi, Alectone, toi dont la voix inhumaine, seule, a bercé mon retour à ce monde irréel ! Ne me ferme pas toute issue ! Laisse-moi mourir ! Laisse moi mourir ! Entraine-moi à ta suite, loin de ce lieu sans nom, ou je n’étreins que des ombres... »

  Après le dur combat nocturne, il était vain de chercher un appui, même passager, dans les apparences sensibles, chacune d’elles me révélant un secret assez terrible pour me faire blêmir.

  Tarentule en colère, dans son coin d’ombre Alectone élucubre. Je suis sa proie lucide, mais paralysée, à coups de langue térébrants.
  Femme aux dents de cristal, si je succombe à ton venin, ce ne sera pas sans lutte ! A frôler les ombres des morts, J’ai retrouvé le goût de vivre. Et j’ai appris ce que nulle science ne m’avait enseigné : on s’accoutume à l’enfer.

  Ce chat qui miaule, au-dessus de ma chambre. Enfermé, affamé peut-être, il marche à pas de velours, s’arrête pour appeler, puis reprend sa ronde.
Chacun de ses pas s’imprime dans mon cerveau : sensation de la patte, tiède et molle. Il me semblait le voir: un chat très grand, plus grand que nature, un chat qui n’existe pas. Ce matin, dans le miroir, mon visage avait les traits du félin démoniaque.
  Il n’y a pas de chat, me dit-on.

  Il neige. Apaisement. Rien au-delà de ces flocons silencieux ! J’ose m’approcher de la fenêtre.
  Dieu ! ne plus revoir, au pied de la tour, le hideux trio d’automates, ces funèbres laquais côte à côte marchant d'un pas égal, et s'arrêtant soudain, de concert, quand cessant de guetter j’apparais à ma vitre.

  Faire le mort, comme un cloporte. Ne plus parler, ne plus bouger. Apprendre à ne pas rouvrir les yeux.

  « Ton enfer était voulu, prémédité, dit-elle. Ne te plains donc pas, pusillanime ! »

  Un passant m’a découvert, engourdi, au bord de l’étang. Une volonté puissante m'a poussé du côté des rochers de la Crau, cette épaule de mollasse, nue et solitaire, qui domine la proche campagne. J’ai dû trébucher en chemin. Portes entrouvertes, escaliers déserts, chiens absents, comme par hasard...

  Grave maladie. C’est passé; mais faiblesse extrême. Visites de maman, quotidiennes. Sa présence m'agite.
  A côté, l’ennemie fait trêve.

  Le lit moins âpre à ma chair brûlée de sel. Fin de la trêve. Au jour, n’y tenant plus, bondi contre la paroi et frappé à grands coups, en forcené. Pris au piège ! Un cri de joie m'a répondu, sauvage.

  Abruti de drogues opiacées, je m’abandonne au gouffre.

  Où suis-je? A travers une porte vitrée, mon regard plonge dans la pénombre d’une salle, repère de vieilles femmes édentées qui, à l’aube, se racontent leurs songes. Parfois l’une d'elles se montre à la porte, me dévisage d’un œil morne et glacé, puis se détourne en crachant.

  Horreur de ces chipies hostiles qui, nuit et jour, rabâchent leurs péchés et, soudain poussent des cris de terreur à l’approche d’un ange, chiennes d'Alectone, monstres à faces d'humbles femmes repentantes, promises au Seigneur !

  Toujours le même épouvantable Cerbère !

  Signes de perdition, par milliers: dans le ciel, sur la neige, au fond des yeux...


  Samuel ! c’est moi, l’étrangère, celle qui apparaît dans ton délire, imprégnée, dis-tu, des vapeurs de l’Etna... M’en aller?... Tu m’en veux, comme à ces démons qui vous surprennent en faute et se moquent. je ne suis pas un démon, mais Alectone, que tu appelles quand ton esprit va sombrer. Souviens-toi, il y a dix ans, au bord du Rhin... Sans le savoir, tu me disais tout. « Pour me sauver, il faudrait un cataclysme, au la mort d’un être cher »... N’était-ce pas là le désir formulé de ton âme, Samuel, quand du haut des terrasses ombreuses ton regard plongeait au loin vers la ville, dans l’attente d’une aile d’ange en uniforme, messager de deuil ? « C’est l’enfer », soupirait-tu déjà. Un enfer, soit ! avec des glaces de Venise pour composer, vérifier, refaire ton masque, des serres profondes pour assoupir ta hantise parmi les fleurs rares et vénéneuses. Ne t’avais-je pas mis en garde ? Il était temps encore. Mais toi : « J’obéis à cette force qui me mène ! » Je te revois le soir, enivré du parfum des roses, titubant dans l’allée aux ifs, la bouche amère, gonflé d’un orgueilleux défi. Et c’est toi qu’aux premières lueurs de l'aube je ramenais docile à ta couche, somnambule agité expulsant en murmures le secret trop lourd à porter ! En vain multipliai-je les avertissements solennels par la vertu des songes et des signes prémonitoires. Les dès sont jetés, Samuel, tu as brisé le sceau de la porte obscure, tu as franchi les premières dalles du royaume de l’informe. Il n'est plus permis de te retourner vers le peu de soleil qui passe sous le linteau. Une cloche invisible a prévenu au loin ce peuple de lémures. - Le destin parfois accorde délais et suspens. L’été se passe, saison divine. - Un jour, accroupi au verger sans les branches ployées, tu laisses choir ton livre, anxieux, et la phrase d’elle-même s’achève : « Me sauver de quoi? » De ce qui vient à ta rencontre. Quoi? tu ne sais pas, tu ne peux le savoir. Mais un autre en toi sait déjà tout, voit tout, c’est lui qui tiendra le flambeau sur ta route. En premier, il y a ces croix, beaucoup de croix. Tu ne sais pas que c’est ta propre main qui les forme. Puis ses barreaux, beaucoup de barreaux. Peu à peu, tes yeux s’ouvrent à la lumière de la nuit, tu deviens voyant, l’Autre t’a submergé, tu vis dans l’illumination, c’est l’heure de l’épouvante. Dix mois d’aliénation mentale, dix ans de prostration au fond de l’abîme, et te voici, Samuel, plus égaré que jadis !
  Tu ne dis mot?
  Que dirais-tu, en effet, qui ne retombe, sans écho au-delà de ces murs, dans l’infini silence? Traqué de toutes parts, reculant devant l’épieu et le feu, tu souffres: persécution, en ta nature exténuée par les armes du Mal. Terrifiantes sont les créatures nées de ton imagination coupable ! Ce sont elles qui, en un dernier effort, se retournent contre toi, épuisant leurs poisons, multipliant, par artifice satanique, les illusions de tes sens déréglés, s’acharnant à extirper de toi ce prodigieux espoir qui te tient haletant à l’ouïe de ma voix exécrée. Qu’espérerais-tu, Samuel? Il ne te sera pas laissé de répit dans l’humiliation, la détresse et l’outrage que tu ne sois mort, parfaitement mort...


  Pas étouffés. Chuchotements. Présences invisibles.
- Il dort.
  - Non pas ! interminablement, il remâche ses erreurs et ses fautes.
  - Méconnaissable !
  - C’est vrai qu’il amaigri depuis que le Diable lui tient conseil… encore qu'il ait assez grand air, dans sa robe de chambre violette !
  - Epargne-le
  - Chut ! il fait effort pour se lever, retombe épuisé. Que dit-il?
  - Il dit: « Allez-vous-en ! »
  - Terriblement puni. Il n’est bon désormais, comme une vieille ombre de femme, qu’à rôder autour des tombes, dans les cimetières abandonnés.
  - Est-il vrai qu'il ne reconnaît personne?
  - Ecoute! Oh! ce soupir. Quand je l’entends, le sol s’ouvre sous mes pieds. Où es-tu? Suis-moi.



TROISIÈME PARTIE


  L’hiver n'était pas terminé qu’il me fut permis, de nouveau, de descendre dans le parc, suivi de mon garde: ronde du pénitent, claustrale, dans les allées durcies par le gel. Soudain, je tressaille. De mon côté s'avancent deux femmes dont l’une soutient l’autre, plus jeune, forme hésitante et terrassée.
« C’est elle », me dit l’homme. Elle, Alectone enfin, l’Ophelia vue, battant Pair de sa main gantée, pour écarter quelles triomphantes cohortes? L'inconnue passa sans me voir, taciturne, appuyée à sa compagne, non moins silencieuse. je me heurtai à ce regard brûlé, absent, d'une intensité d'absence à faire peur. Puis elle disparut, nébuleuse errante dont la trajectoire, une fois, croisa la mienne... 
  Après un règne de plus de douze ans, l’esprit des ténèbres m’a quitté. Me voici rendu au monde, mais si réduit, si délesté, si peu protégé contre la violence des sensations qui m’assaillent que je n’ose sortir de chez moi, me hasarder en ville, ou le long même des vieux murs à corbeilles d'or menant aux vignes. En péril d'anéantissement, je me défends contre tout: l'air du printemps, le silence des nuits et la clarté du jour, le chant du merle, le parfum des jacinthes. 0n me dit lointain et détaché. Or je livre un combat sévère, aussi sévère que l'autre. Il m’arrive de désespérer, pareil à l’émigrant qui, rentré au pays natal, doute qu’il y puisse vivre. La tentation me prend alors, comme un grand vent d'automne, de retourner là-bas, où m’a souffleté l'ange.
  Ma mère est près de moi, qui m'aide à reprendre pied.
  Que dirai-je encore? - Je n'ai plus de visions.



*


NUIT DE JUIN



  Où es-tu, Alectone?

  Souvent, ma pensée remonte le cours des ans pour retrouver la trace de tes pas fugitifs; plus passionnément aujourd'hui, tandis que, reposant sous les frais tilleuls entre l'église et le cimetière, j'attends l'approche du soir, avant de regagner cette ferme là-bas, par des chemins d'ombre et de soleil où s’attarde l’odeur des foins.

  Pardonne-moi, ange durci de gel et de neige, de prononcer ton nom au seuil de Pete brûlant, dans le bruissement des mouches qui pullulent sur les ombellifères! Ton nom... Ai-je jamais su ton nom, Alectone, sinon, dans l’anxiété et la confusion du délire, Celui que je t’ai donné, fille de colère? - Où est-tu? – Il vint un jour, inconnue, où ta voix cessa d’être. Ce fut alors, dans la maison, un silence que mon angoisse ne put supporter. J’interrogeai les complices de nos vies emmurées, Amalia, la douceâtre servante aux lèvres minces (qui s’est pendue), Elie le jardinier, et ce jeune garde attaché à mes pas comme un chien. Mais là-bas, tu le sais, un fil inévitablement coud les bouches bavardes. En vain habituai-je mon oreille à percevoir, telle une cire parfaite, les souffles, les battements, les soupirs les plus ténus, les plus ouatés. En allée, et à jamais, celle que j'entrevis dans le parc enneigé, non pas Alecto, sœur de Mégère et de Tisiphone, mais, semblable à Cassandre devant les murs suintants de sang du palais où le couteau va faire son office, une altesse brisée, s’avançant, avec une grâce que la folie épargna, vers sa tombe de pierre froide.
  Où es-tu, Alectone?

  Ce long crépuscule de juin ne cède à la nuit que par une lente dégradation de teintes plus pures et plus suaves. La terre est chaude et m'appelle sur la colline, car j'ai repris plaisir à la terre, et mes yeux déshabitués de voir ne se tournent plus vers l’ombre, celle des régions inférieures. Dans les seigles immobiles, l’alouette et la caille se sont rues; le disque imparfait de la lune s'est levé sur le petit bois de frênes, lueur trouble dans un voile mauve qui se confond presque avec le ciel sans étoiles. L’heure, et la proche clairière sont propices aux apparitions; cependant, ô toi qui pris forme humaine pour délier ce qui était lié, je ne susciterai pas ton fantôme, ce jeune corps aux frêles épaules ployées entre les serres de la bête immonde. J’ai remis mes pouvoirs, avec les clefs des portes descellées. Me voici chétif, un peu suspect, un peu de biais regardé, comme ceux qui reviennent après avoir hanté les mauvais lieux, mais homme tout de même, aussi charnel, aussi terrestre que ce faucheur blond maintenant à peine distinct du trèfle, et qui me regarde sans terreur.

  Cette nuit, je suis redescendu aux demeures profondes.

  J’ai fui. Vrai, je n’en pouvais plus d’attendre, je suffoquais parmi vous !
  Je suis retourné là-bas; C’était le crime irrémissible.
  Maintenant que je sais, que m’importe ! Mais prends garde, avant que n’éclate le premier cri du coq par delà le sombre velours des forêts étagées sur les monts, de réintégrer dans la chambre où reflue l’odeur des roses, le simple corps endormi !

  C’est l’heure, Alectone, où je te maudissais dans la tour, éperdu de veilles, et déshumanisé presque à force d’intimité avec les larves.

  Je suis entre dans les bois, encore mal dégagé d’un songe, et sans autre dessein que d'apaiser un regard hostile à la trop vive clarté du jour. Rêveur éveillé, je m’attarde le long des sentiers de mon enfance verte et bleue; et comme ici, mais secrètement accordé aux choses, j’égrenais dans les solitudes les petits fruits sauvages.

  Qui a rompu le charme? Qui m’a exalté, puis poussé à l’abîme? Qui m’a désigné pour être proie? Et qui a donné l’ordre de dénouer les chaines?
  Cheminant au hasard, j'ai passé outre la futaie obscure, j’ai atteint l’autre bord de la sapinière, l’esprit replié sur l’énigme du songe, ce diamant seul, tige dans un ciel funèbre, tendu de crêpe. Un oblique faisceau de lumière frappe les troncs espacés, nus jusqu’à la cime intacte, et les découpe en hautes, sévères colonnades dont la face d’ombre est noire. J’ai aimé la forêt dans des temps lointains où je ressemblais à l'écureuil agile. Maintenant la forêt me reçoit comme un hôte passager qu’elle ne reconnaît pas. Vieilli, je reviens d’un pays de ténèbres, et j’ai pris le teint de l'exil.
  Ai-je achevé ma course? atteint l’autre bord de ma vie? Alectone, humaine Alectone, je suis las de poursuivre, sous les figures opposées de l’ange et d’une fille de la Nuit, une ombre toujours fuyante. Un vain songe, dans le parc hérissé de signes de nous seuls visibles, ne m’a dévoilé qu’un astre fatal, à demi consumé.

  O cour de justice ! ô Prophètes de sel et de pierre autour de moi, Juges et Patriarches ! dites si je suis retombé dans la faute qu’atteste, tatouage pâle mais horrible, l’incision de ma vie spectrale…

Savigny, juin 1945

(source : « poésies », éditions rencontre, Lausanne, 1972)

+++



Edmond-Henri Crisinel (1897-1948)... né dans le canton de Vaud en Suisse Romande. Homme de foi, journaliste humble et appliqué. Fragile, tourmenté par sa sexualité et ses convictions, en proie aux dépressions violentes : 3 séjours en hôpitaux psychiatriques. Il se suicide à l’âge de 50 ans.
Toute son oeuvre tient en un mince volume extrêmement dense. Admirée par Gustave Roud, Redécouverte et portée par Philippe Jacottet, elle est régulièrement et (trop) discrètement rééditée...
Quelques études passionnantes paraissent parfois, comme celle de Julien Maudoux consultable ici.
Merci donc à Franck Guyon et aux éditions Marguerite Waknine d'avoir établi cette nouvelle édition. Hop !