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Extrait :
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Il n'y a toujours pas un Berlin, mais deux. Une fois passé le ruban urbain assez mince qui, de part et d'autre de l'ancien tracé du Mur, s'efforce de jointurer dans une même frénésie architecturale, consumériste et mémorialiste les deux Berlin "d'avant", la différence éclate. Rien de commun entre l'ex-centre commercial, spectaculaire et administratif de l'ex-Berlin-Ouest (le Kurfürstendamm en est l'emblême) et la vacuité, immense, froide, venteuse, du centre de l'ex-berlin-Est (les alentours de l'Alexanderplatz, Friedrichshain, les immeubles staliniens de la Karl-Marx-Allee et de la Frankfurter Tor). Rien de commun entre les quartiers riches de Charlottenburg, du Reinickendorf ou de Wilmersdorf (à l'Ouest) et la pathétique pauvreté de Weiβensee, de Pankow ou de Lichtenberg (à l'Est) : bien sûr on y rapièce, ravale, repeint à grande allure les crépis cradocreux label RDA; mais des tramways hors d'âge y brinqueballent entre des façades encore souvent dépenaillées, moroses, faméliques; et bien des magasins ont conservé quelque chose de la timidité, de l'austérité frugale, du camaïeu de carême et de la pénurie désabusée qui en organisaient naguère le décor et l'approvisionnement.
À mesure que l'on s'éloigne, par cercles concentriques, du coeur de la cité, la différence s'accentue, se fige, fait insensiblement passer de l'espace au temps. Je traverse, je roule, je croise dans cette immensité urbaine (si Berlin était un cercle, son diamètre intra-muros ferait près de de 50 km et la surface entière du Paris intrapériphérique n'y serait qu'un confetti exigu). La sensation subsiste, vive, implacable, physique, qu'il y a deux villes. Et d'abord, certes, deux tissus immobiliers, deux types d'urbanisation, deux régulations du trafic, deux paysages publicitaires, deux modes d'installation marchande. Mais ce petit voyage dans l'espace est aussi voyage dans le temps : ma voiture, mon vélo, le métro ou le tramway me font à Berlin traverser des temps.
Il y a deux espaces et (donc?) deux temps, deux histoires; en tout cas il y a, j'y reviendrai, deux mondes posés dans des temps sans guère de mesure commune. Et si commune mesure il y a, ce ne peut être que dans un hypothétique il y aura. Et c'est plus sûrement encore dans un il y a eu. Dans un déjà presque fabuleux il était une fois. (...)
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Christian Prigent en mode dérive psychogéographique dans Berlin(s) rééditée : toujours deux temps et de plus en plus de mouvements... Il inquiète Berlin la fantomatique (disparue toujours là), Berlin la complexe, immense, mouvementée et toujours encore à découvrir, dé/re-composée comme le siècle qu'elle incarne...
On en profite, en passant, pour insister sur la lecture qu'impose l'édition refondue, dégraissée, décrispée et augmentée de son livre La langue et ses monstres (P.O.L., 2014) initialement paru chez Cadex en 1989. Un ensemble de vingt essais rédigés entre 1975 et 2014, toujours remarquables et passionnants, sur plusieurs écrivains marquants (Vélimir Khlebnikov, Vladimir Maiakovski, E.E. Cummings, William S. Burroughs, Gertrude Stein, Jude Stéfan, Bernard Noel, Christophe Tarkos, Marcelin Pleynet, Antonin Artaud, Francis Ponge, Sade... et quelques compagnons de route de TXT : Claude Minière, Eric Clémens, Jean-Pierre Verheggen, Valère Novarina...). Une traversée d'époques, de savoirs et de techniques qui tente de détourer une voie de modernité qui ne finit pas d'être sidérante (on dirait "monstrueuse"), rude, complexe, vivante. En fait, un peu comme une longue déambulation avertie dans Berlin à pied, en vélo ou en voiture... Dehors les mous !