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Extrait :
BOUE, MONDE, POLAR
Freddo est un drôle. Il élève des serpents dans sa cave, il marche courbé, il mange des orties. Ce type, quand on le voit, on se dit : « Celui-là, il doit sûrement lui arriver des aventures. » Et c’est vrai. Il suffit de planer au-dessus de la forêt à côté de laquelle il habite pour l’observer marcher, par tous les temps, avec son chien, sur les chemins de ladite forêt.
Et Freddo marche. Et Freddo réfléchit. Et Freddo se demande comment il va faire pour gagner sa croûte dans les mois qui suivent. Toutes sortes de solutions se télescopent dans son cerveau. C’est la fête dans le cerveau de Freddo, chaque jour, chaque nuit, chaque nouveau jour puis nouvelle nuit : ça ne manque pas, c’est la fête.
Freddo vit à côté de la forêt, juste au bord, en bordure, à la lisière, dans une maison au bout d’un chemin qui mène à cette forêt en question. Dans sa vie il se dit qu’il est libre – radicalement libre, comme un vrai artiste qui sait ce qu’il veut. Il fait exactement ce qu’il veut. Il suit exactement les inclinations de son organisme et de son mental. Ça se passe bien, en général, pas besoin d’en faire un fromage. Ça se passe bien : en général quand Freddo a besoin d’argent il se promène en forêt avec son chien et réfléchit, puis les idées arrivent, qu’il exécute ensuite chez lui, puis encore après la conséquence à plus ou moins long terme est que l’argent arrive.
Là, en ce moment, Freddo se dit que pour gagner sa croûte ce qui pourrait marcher et est tout à fait dans l’air du temps, c’est la question de la fin du monde. « Je vais écrire une saloperie de polar complètement dégénéré, ça va plaire au monde, qui croit qu’il en est à son crépuscule », se dit-il.
Et il y va, il va dans la forêt avec son chien, son ami chien, en plein hiver quoiqu’à la fin de celui-ci, on le voit marcher lentement, méditatif, contemplant la boue du chemin sous ses pieds, tandis qu’une fine pluie lui balaie doucement le visage. Il est chauffé de l’intérieur par les affects qui se bousculent, son chien sautille au-dessus des flaques d’eau, les arbres passent et leurs racines caressent le sol sous ses pieds, tout va bien.
Tout va bien et il pense :
Il nous faut du lourd, il nous faut du costaud, de la saloperie de texte qui va jusqu’au bout du trash destroy glauque. Je veux pondre un livre qui soit à la hauteur de ce chemin, de la matière boueuse et belle, gluante sombre et complexe de ce chemin. Ce que je veux, c’est faire péter la noirceur de la terre dans un récit, je veux tout simplement une connexion entre la terre dans tout ce que je lui trouve de sombre, cruelle et marrante d’une part, et de l’autre la vie des gens, la vie des gens en ville. Je veux une incursion de la farce noire forestière et boueuse en ville. Je veux un raz-de-marée comme ça, mental, efficace, destructeur mais aussi rigolo.
Du coup je verrais bien dans les premières pages du livre un mec marcher en ville complètement raide, raide dingue et méchant, salaud, con. La première fille bureaucrate qu’il verrait, paf ! Ça louperait pas, il lui sauterait dessus avec toute une saloperie de charge de méchanceté psychopathique maximale, comme un loup mais en pire, une mixture entre un homme et un loup.
Freddo se dit ça, dans sa forêt là, occupé à marcher avec devant lui comme écran de projection à ses idées la boue, la boue et les flaques, les flaques au-dessus desquelles son ami le chien trotte et sautille, s’amuse gentiment. Il trouve son chien très gentil, très poli, très apprivoisé.
C’est vrai c’est dingue, comment des loups ont-ils pu jouer le jeu de l’homme jusqu’à devenir chien, en seulement quelques milliers d’années, c’est dingue. C’est dingue et intriguant, c’est la question de la docilité, la question de la soumission comme la question de l’écoute, également. Être docile, c’est écouter attentivement, complaisamment, avec entrain.
Dans mon histoire psychopathique, le mec saute sur la fille bureaucrate comme un loup et lui bouffe l’oreille, ça c’est sûr, c’est évident et logique, c’est mathématique par rapport à la société dans laquelle on vit. Je ne vois pas comment on pourrait écrire un polar, un thriller un tant soit peu pertinent sans qu’il y ait une scène dans laquelle quelqu’un de parfaitement apprivoisé, parfaitement bureaucrate par exemple, se voie appliquer ce supplice qui consiste à lui bouffer l’oreille, l’oreille de l’obéissance.
Et le type y va, il imagine cette scène à fond, il spécule dessus pendant plusieurs dizaines de mètres de boue, on imagine tout à fait bien toute cette surface de terrain défiler sous ses pieds et emporter avec elle son imagerie mentale torturée mais néanmoins intéressante. Néanmoins intéressante en effet car ce que ce brave homme tente de mettre en relief, ce n’est rien moins que toute la boue mentale du monde contemporain, contemporain et urbain, urbain et enlisé dans une croûte de boue mentale, il faut bien le dire, assez solide, assez tenace.
Je marche dans la boue et c’est exemplaire de la situation dans laquelle le monde des villes se trouve : il y a une connexion poétique à établir entre les deux, il y a quelque chose de psychopathique là-dedans, dirais-je. Il faut que je travaille le charnel horrifique du monde contemporain: il faut que je mette à la lumière le potentiel psychopathique de la ville contemporaine, voilà ce que je m’assigne comme job à partir de maintenant.
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Un extrait lu ici
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Photographie : Pierre Khan
Antoine Boute est un poète, un truc comme ça, soldat noir et philosophe, qui passe même à la télévision, là.