Jean-Paul de Dadelsen
Jonas
(Poésie/Gallimard, 2005)
Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...
Jonas
(Poésie/Gallimard, 2005)
Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...
Extraits :
[Crépuscule]
Salomon sait la malice, la ruse, l'intrigue
la longue ambition dissimulée, la grande
concupiscence du pouvoir qui brûle les chétifs,
ceux qui jamais ne furent, jamais ne seront, rois.
Salomon a vu se ranger les armées, trépignantes
de sottise sacrifiée sous les torchons sacrés.
Salomon a connu, assis sur leurs sacs de laine,
les juges frileusement jouant à décider d'autrui.
Salomon n'est pas désarmé devant le soir
qui ouvrant le sérail laisse derrière la tenture entrebâillée
une longue lueur verte mourir sur les collines confuses
d'où un jour très lointain doit venir le salut.
L'heure, n'est pas aux prêtres délirants, aux mages
prophètes sautants et glapissants de haine dédiée.
L'heure est tout entière, et pour des siècles encore, à la seule
attente d'une venue qui tardera longtemps sur les collines.
Il est des siècles où le temps stagne. Pourtant
belles les moissons, pleines de brebis, à flots
les génisses au soir, les femmes à foison
à grand frais amenées entravées de soie.
Il est des nuits à se créer des vides dans l'âme
qui plane haut au-dessus du corps contenté
vide de toute brûlure. Il est des nuits où la chouette
crie sans désir et sans regret dans l'arbre mort.
8.10.56
(Jonas)
***
Tombeau personnel... (extrait)
Tombeau personnel
(tombeau caché ?)
le service quotidien des morts du même âge
debout à côté de toi regardant la rivière regardant
ce soir cet arbre cette fille debout montrant ce pic
cet oiseau ce nuage cet avion qui passe debout
gardant l'entrée de ce jardin couchés à côté de toi
étendus avec toi sur ce lit dans cette ombre dans cet
obscur été au long de cette obscure dormeuse absente
absente davantage qu'eux mais eux sont libres
ils sortent ils entrent ils viennent comme ils veulent
ils voient sans yeux ils touchent sans doigts ils
respirent sans effort je sais que vous êtes là
venez si vous voulez je vais marcher je vais grimper
je vais aimer je vais partir si vous voulez venez
je regarderai pour vous cet orange ce vermillon ce
jade je toucherai pour vous ces cheveux je caresserai
ces yeux si vous voulez venez par moi vous réjouir et
attendre et espérer et craindre si vous voulez à travers moi
venez voir que la vie en attendant en espérant en ignorant
que la vie venez voir la vie est bonne la vie en attendant
est belle mais en attendant car déjà je suis de votre côté
(...)
(Jonas)
***
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre.
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué.
Ils - ce ne sont pas les mêmes tous les jours - m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Ecoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies.
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire.
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur; le septième jour je me suis reposé, j'ai vu.
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter.
Contre, dans la grande balance stupide - contre
le plateau où s'entassent les mots qui ne veulent rien dire et tout dire
les mots qui ne font pas de pain, les mots qui ne font pas l'amour,
les mots faits devent recueilli dans les barbes depuis longtemps pourries
de professeur à caleçons longs pour révolutions en pantoufles,
contre les mots qui tuent sans voir, sans regarder quiconque,
contre les gens qui vivent d'empêcher de vivre,
contre les gens qui soixante ans durant se vengent de leurs tristes enfances,
contre : des garçons livreurs, des ferblantiers, des vidangeurs,
des typographes, des laitiers, de petits télégraphistes,
quelques gamines de treize, douze, dix ans
soudain pubères quand il s'agit de se glisser, pour l'étrangler,
dans l'alcôve du métal et du feu du boucher.
Nous avons arrosé, labouré, ensemencé les esplanades,
nous avons sur l'asphalte passé la herse et la houe,
nous avons moissonné. A toi, Ivan, de faire la vendange !
Ivan, ô fils de truie, ô fils de femme chrétienne,
enfant de goret, enfant de bagnard sibérien, Ivan aux mille visages,
Ivan d'une seule misère, c'est contre toi, c'est avec toi,
c'est à côté de toi, c'est aussi pour toi que je me suis battu
contre ton frère Ivan, contre mon frère Janos.
Le vent nous fait valser au même lampadaire.
Du plus haut bec de gaz, ohé Janos, toi qui nous pètes sur la tête
vois-tu venir les chars américains ? vois-tu descendre en parachute
les volontaires titistes, progressistes, libertaires, humanistes ?
t'as voulu faire le fier, Janos. Pas comme nous
qui depuis tant d'années, dans tant de nuit, attendons,
dans tant de gel, dans tant de mort, attendons,
dans le toujours plus ridicule, plus nécessaire espoir, attendons,
quand nos gosses rentrés de l'école idolâtre prétendent nous apprendre
comment on fait un feu, un toit, un lit, un pain, comment
on tue le cochon (quand on en a un), comment le loup cherche pâture,
comment à chaque printemps le fleuve immensément fait craquer
sa prison,
comment on vend ses légumes, comment on nourrit sa vieille mère,
comment on fait des enfants
comment on meurt.
Toi qui voulais un monde clair et fraternel, tu es servi,
toi qui toujours espères, sur ton peuple d'ivrognes et de fainéants
voir fondre une soudaine Pentecôte où tout le monde
s'embrassera en parlant russe parmi des pigeons de feu,
tu as réussi.
Autour des pendus danse la ronde des enfants perdus, dansent
les esprits des morts de massacres plus anciens. Forcément,
quand on donne une pareille fête, ça attire du monde, on fait recette
en attendant les sanglantes kermesses d'Ukraine, de russie Blanche et
Baltique et Caucasienne etTurkestane et Sibérienne, voici des collègues
venus de petites fêtes de la famille humaine, répression de la Grande
Mutinerie, marche vers l'Ouest, village près de Tipiza liquidé à la bombe
l'année de la libération, conquête du Congo, pacification de villages zoulous,
bantous, vites, malais, javanais, philippins, mandchous, maumau, tutti quanti.
Venez, collègues, faites comme chez vous.
Tu parles bien, Ivan, tu as toujours aimé parler. Nous,
ici, maintenant, on a rentré cette récolte précise. On se repose,
on regarde. Et pour délirant, pour inutile que ça puisse être,
nous, ce qu'on a fait, maintenant, ici, tel quel,
ça nous plait.
(Les ponts de Budapest)
***
Il est toujours temps de lire Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), dont Henri Thomas disait, justement : "Il ne vient à la suite de personne; il ne cadre avec rien dans nos Lettres ; ni terroristes ni rhéteurs n'y trouveront leur compte. Nous risquons toujours d'oublier que le génie poétique se moque de nos conformistes errances. S'il nous frappe à l'improviste, ce n'est pas qu'il veuille nous surprendre ; à nous de comprendre qu'il EST".
Les éditions Arfuyen ont publié en 2013 un ensemble indispensable de Jean-Paul de Dadelsen intitulé La beauté de vivre, constitué de lettres et de poèmes inédits, de documents bio-bibliographiques (rares le concernant) et de témoignages de Nathan Katz, Erik Jung et Christian Lutz... Avec le Jonas paru chez Poésie/Gallimard en 2005, on tient à peu près les oeuvres complètes de ce poète qui ne publia de son vivant que quelques poèmes.