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Eugène Savitzkaya "Capolican"

Eugène Savitzkaya
Capolican
(Meet, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

  Cet enfant agit comme les petits de l'ourse: il lèche sa mère au lieu de l'embrasser. Depuis qu'il fait ça, il ne pleure plus. Mais ses yeux sont moins clairs, car un enfant doit pleurer. Alors ses larmes s'assemblent comme un petit lac entre les os de son crâne. Et cette eau très doucement salée clapote entre les parois, puis se fige en une fine gelée que l'on peut appeler mercure. Le mercure afflue dans les vaisseaux superficiels qu'il saccage. Il se concentre dans la rate. L'enfant devient dur et lourd comme certains matériaux qui ne flottent pas. Il s'avère acariâtre. Sa mère ne le satisfait plus et il tente de la réduire au silence. Entre la mère et l'enfant commence une guerre longue et douloureuse.

  Pendant qu'ils combattent, les fleurs et les feuilles tombent sur l'herbe qui est brûlée, le vent déterre les racines et les fondations.

  Immédiatement, l'enfant que l'on peut appeler Capolican quitte l'enclos et s'installe dans la deuxième enceinte, un terrain désertique composé de tourbe. Il prend goût à allumer des feux qu'il ne surveille pas et qui se propagent sous l'herbe à la vitesse des limaçons.
  Dans la longue-vue qu'elle s'est procurée, la mère appelée Peau voit les fumées fines et nombreuses, Capolican accroupi près d'un coq, au milieu des dangers, devenu énorme. C'estalors qu'elle commet sa première faute. Prétextant le péril encouru par l'enfant, elle veut le reprendre, l'arracher à son territoire incendié. Elle envoie l'Oncle porteur d'un filet pour dérober l'agneau, de cisailles, d'un couperet pour le coq, casqué, lourdement vêtu. Mais celui-ci est rapidement immobilisé, englué, un toit pointu de fiente sur la tête et voici que des flèches, des billes, des pierres tombent sur la mère, sur sa maison et son dos. Pour se protéger des projectiles elle se couvre d'une épaisse couche de boue prélevée dans le jardin, puis s'enferme dans uen armure d'osier. Elle continue cependant à exposer son visage pour que son enfant ne l'oublie jamais.

  Le coq chanteur est le conseiller de Capolican. C'est un être au long cou, grand hurleur, dur et aigre comme l'enfant dont il est devenu le guide, le chercheur de vers. Il vit dans une boîte qu'il a fabriqué lui-même. Il vit dans une maison de bois. C'est lui le marabout mité. C'est lui le bûcheron. C'est lui le pic. Et aussi la pointe de l'aiguille, et le noeud enserrant la tête du pire enfant.

  Capolican ne joue pas avec le coq. Ils travaillent ensemble. Ils ont déjà construit une grand epartie du laboratoire. La coupole en est visible, parfaitement courbe, lisse, sans la moindre prise pour les grimpeurs ni même pour les oiseaux fienteurs.
  L'oncle a pourri depuis longtemps. Son tas s'est affaissé. Dans cette masse de détritus, pas un oeil ne brille. Puis cela se solidifie et une croûte apparaît que le vent astique. Devenu monticule, l'oncle reluit un peu et semble capter le soleil couchant. Mais sa voix a disparu, cette voix qui grondait, appelant ordures les fuits les plus beaux et crasses, les feuilles et les pétales. Régulièrement on le couvre de glu et les corneilles qui se posent sur lui finissent en bon bouillon dans une grosse marmite, leurs os servant de clous.
  Capolican mange à sa faim : un enfant d'une telle constitution ne manquera jamais de rien.

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On doit absolument tout lire d' Eugène Savitzkaya et s'aider si besoin du bel entretien avec Frank Smith publié sur le site de Georges Steiner, reproduit ci-dessous.

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Frank Smith - Votre travail d'écrivain consiste notamment à construire une langue pour rompre avec l'"acidité de la réalité". Qu’est-ce qui prévaut à l’écriture d’un livre ? Une intuition ? Une voix intérieure ? Un agencement/énoncé de mots ?
Eugène Savitzkaya - La plupart du temps, un livre naît de la vie que je mène, des activités diverses qui occupent mes journées, d’une sorte de tamisage du quotidien, chaque geste ordinaire étant accompli dans un véritable rituel d’où tout automatisme est banni. Une phrase ou des phrases émanent de cette vie. Ce sont souvent des phrases scandées, car je prononce dans ma tête ce que je vais écrire. Elles sont l’écume, abondante ou maigre, de mon existence parmi mes semblables.
Vous distribuez des textes tirés dans des actes de paroles hétérogènes : on compte parmi vos œuvres des poèmes surréalistes, des romans sans intrigue, des poèmes à voix, des nouvelles, des chroniques, la biographie d’une star du rock, etc. Écrivain "sans référence", votre langue prolifère, confine à l’indiscernabilité ? Vagabond-poète, ça vous va ?
Je n’ai fait que ça depuis mes 17 ans, vagabonder. Jeune, au lieu de travailler, j’ai pêché à la ligne avec des retraités, j’ai fait l’école buissonnière, j’ai passé mon temps à jardiner au lieu de poursuivre des études et avoir une activité salariée. Je ne suis entré en fonction qu’à 53 ans afin de pouvoir compter sur un salaire après avoir constaté l’ampleur de la crise économique et financière.
Quant à la question du genre, vous dites ne jamais vraiment vous la poser. Quels types de notes s’appliquent à donner telle forme à un projet de livre ? Se prétendre poète suffirait-il à le devenir ?
Pour moi, la poésie explore les conditions matérielles de la vie, elle exalte, par son extrême précision, par sa distance par rapport aux émotions trop vives, la matérialité du monde ; elle est très peu ou pas du tout fictionnelle. La fiction établit dans l’écriture une logique interne au sein des phénomènes perçus du monde. Elle est une sorte de montage, comme au cinéma, d’objets captés dans les diverses réalités. La fiction joue à reconstruire. Elle est, pour moi, un reste de ferveur issue de mes jeux d’enfant. Les notes prises servent à l’une ou l’autre pratique, parfois aux deux.
On vous sait rétif à toute théorisation de vos pratiques d’écriture. Est-ce que l’on n’a jamais besoin de savoir ce que l’on écrit ?
L’écriture étant à mon avis une véritable aventure, je ne tiens pas du tout à savoir où cela me mène ni pourquoi je le fais. J’aime voir apparaître et prospérer une matière informe. Et, la plupart du temps, je clos un livre de manière absolument arbitraire, parfois par lassitude et parfois pour entreprendre un travail différent.
Vos premières influences, vous les avez prises chez les surréalistes, Jean Genet, les grands romanciers sud-américains. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Je lis ce qui me tombe sous la main, romans contemporains (Deville, Chevillard, Mauvignier, Lindon, Enard, Limonov…), poésie (Stefan, Deguy, Tarkos, Parant que je n’ai jamais cessé de lire à haute voix…). Je suis un grand amateur de poésie sonore (Heidsieck, Giorno, Chaton, Pey…). Les auteurs qui m’ont le plus touché ces derniers temps sont Charles Reznikoff (Témoignage traduit par Marc Cholodenko), Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma). Par ailleurs, je suis un lecteur assidu de la revue de Marc Dachy, Luna Park. Livres de chevet : Histoire de ma vie, de Casanova ; Ulysse, de Joyce.
Vous avez une sorte de fascination pour les Indiens d'Amérique, "leur grand fond permanent d’images. Dans lequel tout se trouve relié". Par quel processus la littérature permet-elle d’ouvrir et de débroussailler "l'espace de vie et de perception" ?
La littérature opère une décantation des phénomènes du monde et son fonctionnement possède la faculté d’aiguiser les sens, de les décloisonner, offrant une perception multidimensionnelle de ce monde. Le soi-disant problème de la page blanche trouve sa cause dans une grave insensibilité temporaire au monde. Et l’inspiration me paraît être une extrême sensibilité (ou empathie) aux phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux, une sensibilité telle, qu’elle oblige le créateur à la canaliser pour ne pas courir le risque d’être blessé par ses perceptions trop aiguës.
"Outré, hors de mon pantalon, / je confonds ma langue maternelle / avec mon foutre paternel et je bégaie / gaiement et douloureusement, en guerre / avec mon souffle dont je me croyais le maître"(Cochon farci, p. 43). Comment parvient-on à conquérir son propre souffle, personnel - autobiographique ? - autant qu’impersonnel ?
Étant chacun de nous expérimentateur du monde et spécimen d’une espèce, l’autobiographie est du biographique de l’espèce puisque nous fonctionnons physiquement tous de la même façon. Évoquer le père ou la mère dans un travail littéraire, c’est simplement convoquer les géniteurs en général, en tant que témoins biologiques, spécimens. Le souffle est ce qui nous anime, lave notre sang, régule notre température. La pratique de la lecture à haute voix, de l’écriture à haute voix, développe, exerce, affine et ordonne ce souffle. C’est son rythme qu’il faut considérer, travailler, varier, étudier sans cesse.
"Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire", écrivez-vous dans En vie. C’est une leçon de vie, d’écriture ?
Parler de rien, c’est admettre que toutes choses dans l’existence sont sur le même niveau. Il n’y a pas de choses plus importantes que d’autres. Dans la perception que nous avons de ce milieu où nous nous mouvons, il y a une véritable "complétude", une matière intégrale dont la moindre particule est utile à la véritable digestion que nous en faisons.
Vous êtes un fabricant, un artisan engagé dans un processus que vous appelez l'"écriture en spirale"… Vous avez une grande force pour déséquilibrer la langue, la faire bifurquer et varier dans chacun de ses composants, selon une modulation constante. Quelle est votre position par rapport à l' "attirail poétique convenu" (métaphores, images, assonances, petits rythmes malins, jeux de mots, pirouettes…) ?
Bizarrement, je ne me suis jamais intéressé aux jeux du langage. Écrire, comme sculpter, peindre, composer de la musique, faire des films, fabriquer des meubles ou, anciennement, des sabots (voir le film d’Alain Cavalier sur le sabotier qui transforme les bûches de peuplier en paires de sabots), élever un mur, couvrir un toit, travailler un lopin de terre à la houe ou à la bêche, cultiver des patates ou tailler des vêtements, participe d’une même préoccupation : faire pour le mieux. Aucune de ces activités n’est anodine. Je place les activités techniques et spirituelles sur un même plan, même si tout art permet une dose de jeu et nécessite un certain humour de la part du fabricant vis-à-vis de lui-même et de ceux à qui potentiellement il s’adresse.
Il est précisé dans "Mongolie, plaine sale" que vous avez écrit quelques livres, que vous n’en désavouez aucun. En quoi se poserait la question du désaveu ?
On ne peut rien effacer de ce qu’on a osé commettre.
Mathieu Lindon dit que si vous acceptiez de vous soumettre à un questionnaire, il faudrait vous demander non quels livres vous emporteriez sur la fameuse île déserte mais quels mots vous éliriez. Puis-je poser la question ?
Un seul : béatitude.
État présent de votre esprit ?
Désargenté depuis toujours, la vieillesse s’annonce difficile.