+++++++++++++++++ + Cantos Propaganda ++ + Structured Disasters since 2014 + ++ Cantos Propaganda + ++ Cantos Propaganda ++ +

Christophe Manon "Mooshiner" (Les inédits)

Christophe Manon - Mooshiner

I

Ce qu’il a fallu lever d’obstacles
pour rétablir l’ordre de nos gestes
lorsque tu te pressais contre moi.
Ou bien était-ce mon corps qui se

collait contre le tien ? Et les passants
nous jetaient des regards étroits
qui ne nous touchaient pas. Pourquoi

n’avons-nous pas tous la même qualité
d’incarnation lorsque nous embrassons ?
Quel signal émet-on dans un brasier

fugace, un long baiser ? Fut un temps

où tu allais sans te retourner. Désormais

le désir est le même de vivre, mais la mort
chaque jour se rapproche un peu plus. C’est

un sport d’appendre à l’éviter, de la

contourner en faisant l’innocent. Non

pas ce soir, je suis trop fatigué. Il y a
des promesses que l’on récuse à raison,
d’autres que l’on n’oublie pas. T’ai-je

assez donné d’éphémère hier lorsque
je caressais tes jambes nues et tu restais
désemparée et muette ? Peut-être

devrais-je dire merci (merci toi et toi,

merci), mais au fond qu’importe.
Et de nouveau sur le quai nous
accueillons quelque douleur cachée
qui nous maintient dans l’axe du réel,
un peu émus, certes, et encombrés
par de vieux clichés surexposés,

pourquoi pas ? Du relâchement plus
que de la contrainte, c’est de cela
dont j’ai besoin, un tour de vis en moins,
puisque je sais à présent m’effacer

et disparaître et que je n’oublie plus.
Toutes ces phrases inutiles quand
je voudrais simplement te toucher.
Autrement dit : à quoi servent les mots
s’ils ne peuvent à l’instant te rendre

présente ? Et si je contemple longuement
par la fenêtre le grand ciel bleu
qui s’impatiente, vais-je à mon tour
me dématérialiser ? Nous avons ici
un vif désir de tout ce qui est fort,
je l’ai lu quelque part sur tes

lèvres, tes jambes, ton cou, ta peau

contre ma peau. Un poème qui n’a
d’autre plasticité que sa nécessité.
Un poème élastique et libre

de te serrer dans mes bras. Chacun

son rythme, chacun l’intensité
de ses défaillances et son agilité,
chacun sa beauté, sa grâce,
sa grandeur dans sa fragilité.
Doucement. Oh viens doucement,

ne bouge pas trop vite, s’il te plaît,
que je te sente aller et venir et que
ma peau sur la tienne ne s’embrase
pas tout de suite. Le silence

ne nous appartient pas. Il s’incline
et la pluie s’obstine à tomber. C’est
ainsi. Ai-je donc été un autre ? Je ne
m’en souviens pas. Ou bien c’était il y a
longtemps comme disait mon grand-

père. Tremble, je tremble, tu trembles,
nous suffoquons ensemble. Comment
vivons-nous ? Est-ce qu’avec l’âge

notre cœur s’endurcit ? Peut-être
pas. Cela dépend des cas. Toi,

par exemple, tu succombes de plus
en plus à une humeur mélancolique
et des larmes fleurissent dans tes yeux
sans raison apparente. Plat du jour,
un café, l’addition s’il vous plaît. Vois

comme la lumière est belle aujourd'hui,
malgré le ciel gris. On dirait que l’air
nage entre les nuages. En une fraction

de seconde basculer dans le néant ou
ressaisir un instant du passé, cette lente
et laborieuse ascension vers nulle part

où aller pour éviter les intempéries.
Ta souffrance rayonne en hiver et moi,
je traîne un peu des pieds, car je suis las
d’attendre l’avenir. Comment diable

veux-tu que l’on s’en sorte si demain
ressemble à s’y méprendre au jour
qui vient ? À présent, c’est fini,
ne pleure plus, nous reprendrons
le cours légitime du temps pour

ne rien faire, explorer des sentiers
inédits, fondre dans ta bouche

en empoignant ta longue chevelure.
C’est comme un vaste assemblage

de rêves. On y circule les yeux fermés
en tâtonnant contre la pellicule sensible
de ce film de John Huston où Paul Newman
trinque, une canette à la main, avec un ours

brun. Tu sembles toujours triste lorsque

tu me regardes, comme si tu scrutais
quelque fantomatique apparition
qui se tient derrière moi ou comme

ce poivrot accoudé au comptoir. Peut-
être aurais-je été semblable ? Tant
de solitude, de douleur dans le cœur
d’un seul homme, tant de belles vies

bousillées. Aujourd'hui, le corps
n’est plus le même. Il réagit moins
vite. C’est la maturité, dit-on. Toutefois,

j’ai toujours une arme sous mon lit
bien fourbie pour la prochaine

insurrection. Elle sera fraternelle et,
crois-moi, d’avoir douté ne nuira
pas à l’efficacité de mon intervention.
Je vais te dire un truc : ce n’est pas

parce que je suis éreinté que je ne
suis pas fiable. Probablement même

que tu n’as pas d’allié plus indéfectible.
Viens tout contre moi, j’ai soif de me
perdre dans toi. Ça fait mal et qu’y puis-je

si je bande en prononçant ton nom ?
Cela n’a rien à voir avec l’intensité
de la lumière. Ce que je veux, c’est n’avoir

pas de place et, autant que possible,

me trouver où l’on ne m’attend pas.



II

À te voir dans ce paysage semblable
à un arbre mobile et sincère, ondulant

dans le vent ténu, je voudrais renifler

la sueur de tes aisselles, m’enfouir

sous le duvet brûlant de tes innombrables

désirs. Que reste-t-il des jours lointains
où j’affrontais héroïquement mon destin ?
C’est ainsi que nous traversons les nuits
à la dérive, toutes amarres rompues,
virant de bord entre chaque escale :
ce que nous inventons, c’est quelque
chose de clandestin et de fugace, d’un peu

foutraque aussi si l’on y regarde de près.
Et je tangue sous la ligne de flottaison
de tes hanches au roulis écarlate, nageant

entre les algues longues. C’est comme

fumer un clope en contemplant la mer
ou pratiquer l’art de fouiller sous les jupes
des filles parmi les hautes herbes. L’immensité

n’est pas un alibi. Allons-nous chuter encore

sur les genoux ou incendier les cœurs

affamés de nos contemporains ? Parfois
l’on s’égare et puis l’on se retrouve

noyés dans une étreinte ou dans l’alcool,
dansant tels deux adolescents sous un soleil
horriblement démocratique entre les pierres

tombales. Ici, les noms que je te donne
vacillent sur ma langue. Camarade,

notre lutte est légitime, mais ta colère
ce n’est pas de la rage, tout au plus

de l’impuissance ou de la peur et le rejet

inquiet de toute altérité, tant tu ignores

la distinction entre violence et brutalité.
C’est du moins ce qu’il me semble. Prends

garde cependant à la force décuplée des perdants.
Combien de morts porte-t-elle en pendentif
autour de son cou délicat comme un vaste

assemblage de rêves, un peu d’électricité

sur les dents ? Nous avons tant de jours
et puis ils se résument en quelques lignes

interrompues. Pourtant, je n’ai rien oublié
de celles qui m’ont fait don de leur grâce

de vivre. Pourtant, j’ai tout oublié. Désormais,
les plaies cicatrisent moins vite. Tu pars

et tu reviens avec un autre visage encore

plus tragique. Quel drôle d’endroit

pour une déchirure. Et si j’écris cela,
peut-être est-ce parce que je suis moi-
même à nouveau. Extrêmes et lumineux,
les instants que nous passons ensemble,
rendus soucieux par l’impatience et devenus

sérieux ainsi que des amants. Comment
expliques-tu que nous ne puissions rester

éternellement enlacés ? C’est fou le nombre
d’erreurs que je commets. Apprendre l’alphabet

des passions, s’habiller de toutes les addictions,
mettre du désordre dans l’atmosphère, écouter
le présent se dissoudre sur l’asphalte trempé,
boire, baiser intensément, ne pas se dispenser

d’aimer. Une façon comme une autre de goûter

les vertus du doute et de l’incertitude. Vraiment,

je brûle de sentir sous mes doigts le grain
de ta peau onduler. L’ébriété n’a pas d’axe
ni ce foutu lyrisme impersonnel dont je suis
affublé. Peut-être un peu d’adrénaline, cette
sorte de fluidité épaisse et lourde ou bien

des souvenirs qui ne sont rien. Aucune

esquive aujourd'hui. C’est que, vois-tu,
je suis très pondérable et trop souvent

j’ai blessé mes semblables. Lorsque
tu me regardes, je suis comme un oiseau

marin englué dans une nappe de pétrole.
Où va-t-on, que fait-on, y a-t-il une somme

aux actions que nous accomplissons ? Va
te faire foutre avec de telles questions. Il

m’arrivait autrefois de redouter l’obscurité
et je restais éveillé par une douleur bleutée
comme une forme heureuse de mélancolie.
Tes états de stupeur m’émeuvent autant

que la ferveur de tes intelligences. Et si
parfois je suis inquiet, c’est que l’avenir

n’a pas lieu. Il n’y a que des trajectoires
qui se bousculent. Encore sont-elles

brisées. Impossible de s’y retrouver. Belle,

tu es belle, dit-il en fixant les frêles étincelles
au fond de ses prunelles. De fines gouttes
d’enfance se réfugient sur ses joues
tandis qu’elle dépose sur tes lèvres
un peu de cet air spécial qu’exhalent

ses poumons. Quoi d’autre ? Peut-être est-
ce l’ombre aveugle de ses mains qui savent

la science exacte des surfaces. Ma gratitude
croît à mesure que passent les années. Peut-être

sommes-nous archéologues d’un désastre

annoncé. Peut-être un ciel trop brusque
vient-il se découper sur les aspérités
du soir, guettant les prémisses d’un jour
plus sauvage et plus plein à la fois.
Un jour où s’accomplit avec rigueur

la traque inlassable des espaces intérieurs.
N’entends-tu pas maintenant la rumeur

silencieuse des êtres qui nous hantent ?
Demain je te retrouverai avec la même

violence et mon souffle à nouveau

se précipitera sur toi. Vêtus de ruines
nous respirons des détresses et des joies

plus anciennes et cela s’accumule. Mais

c’est une vérité très simple et juteuse

de séjourner en paix avec sa finitude.

+++


Christophe Manon (1971)
est un écrivain du commun. Fondamentalement lyrique mais travaillée par une tension formelle et des dispositifs souvent expérimentaux, son œuvre déjà conséquente dresse un chant brutal, une adresse à ses frères humains (qui vivent et après lui vivront) où s'exerce un regard sans fard, intensément politique et amoureux, sur son temps. Avant de se focaliser sur l'écriture, ce "partage" un peu russe, ce "lyrisme de masse" s'est un temps incarné dans les éditions Ikko (dirigées avec Antoine Dufeu) qui publièrent jusqu'en 2009 des livres de Henri Chopin, Michel Valprémy, Pierre Albert-Birot, Sylvain Courtoux, Vélimir Khlebnikov, Carla Harryman, Saint-Just… et deux numéros d'une revue indispensable : MIR, pavés où monstres et couillons furent assemblés avec rigueur et intelligence. Depuis, son élan se déploie dans de nombreuses lectures publiques et une collaboration intense avec les revues. Il a publié Constellations (+ CD. Ragage éditeur, 2006), L’idieu (ikko, 2007), Testament (Léo Scheer, 2011), Jours redoutables (avec Frédéric D. Oberland, Les inaperçus, 2017), de nombreux livres chez L'atelier de l'Agneau éditeur (ici), Le Dernier Télégramme (ici), Nous (ici), Extrêmes et lumineux (2015) et Pâture du vent (2019) chez Verdier, ouvrage dont on peut lire une très intéressante présentation ici.
Mooshiner est un poème d'amour, ne s'intégrant dans aucun ensemble, tranchant dans sa production, inabouti et toujours à reprendre… c'est ainsi : "Debout     récuser toute soumission      s'inventer". Hop !

Frédéric Weiss "LE TEXTE" (Fragments épars et retrouvés II)

Frédéric Weiss - LE TEXTE
(Fragments épars et retrouvés II)

+++




+


+++

Ce fragment du SAINT LIVRE DE PREODYN est le dernier en notre possession du TEXTE, livre disparu avec son auteur. Pour mémoire, d'autres fragments furent présentés ici et plusieurs autres publiés dans le numéro 31 de la revue TXT ici. Bien entendu, l'évaporé Frédéric Weiss est revenu en Werst... On peut aller y voir ! Hop !

Serge Féray "Leur ombre inversée"

Serge Féray - Leur ombre inversée suivi de Leur ombre inversée 2.0

+++ 

Des êtres défigurés courront vers le fleuve comme des troupes de hamsters effarouchés, hurlant dans un seul cri. Leur peau ressemblera à des loques. Seul l'élastique de leur slip pendra encore autour de leurs hanches à vif. Leurs visages seront collés aux mains qui les auront protégés. Leurs yeux jailliront des orbites. Leurs nez seront des trous. On verra l'os. Des amoncellements de cadavres embouteilleront les rues. Les câbles électriques des poteaux tombés emprisonneront au sol ceux qui survivront encore. Sur les champs de Mars on trouvera des cohortes de soldats alignés comme des dominos tombés. On reconnaîtra l'officier à son sabre nu, serré dans une main qui ne sera plus que la pince d'un squelette.
D'autres courront comme des torches vivantes. Nombre d'entre eux brûleront pendant dix-huit jours. On les croira morts mais ils gémiront encore. L'eau bouillante les engloutira.
A une dizaine de kilomètres du point zéro, les passants habillés de vêtements clairs seront mieux protégés que les autres. Ceux qui porteront des chemises à motifs auront la peau à jamais imprimée de fleurs. Leur ombre restera gravée dans la pierre.
L'atmosphère surchauffée se précipitera verticalement comme dans une cheminée géante : l'air frais aspiré au niveau du sol provoquera un ouragan qui, à son tour, activera les petits foyers environnants et les attirera dans son orbite. Tous les matériaux combustibles de la zone seront distillés et complètement incinérés. Les verrières des musées d'histoire naturelle fondront sous l'intense chaleur. Les bassins des jardins des plantes s'évaporeront instantanément. Les vivants écraseront leurs oreilles de leurs mains pour ne pas entendre, par-dessus leurs propres hurlements, le bruit ef¬frayant de la combustion et du vent provoqué par le tirage. Même les aviateurs ressentiront, jusqu'à une hauteur de 4000 mètres, les turbulences d'air chaud de ces torches géantes au dessus des villes en flammes. Certains appareils seront happés dans le cyclone et brûleront avec les débris des cités.
La couverture des camions sera arrachée par le vent, les êtres humains auront leurs manteaux rabattus par dessus leur tête, les jupes des femmes se trousseront, leurs jambes couvertes de nylon s'enflammeront les premières. Ceux qui ne s'agripperont pas seront renversés, et les arbres seront déracinés, les portes et fenêtres arrachées, les tuiles descellées et entraînées en spirale dans l'air. Alors, sous le vent, tombera la pluie noire, déchets atomisés de pierre, de verre, de chair et de cité. Les maisons encore épargnées par le feu seront secouées par le vent. Beaucoup s'écrouleront.
Les gens qui tiendront encore debout dans les rues ou ceux qui, pour retrouver les leurs, seront chassés de leur refuge se précipiteront dans les bunkers ou les caves, soit blessés, soit encore valides, mais toujours affaiblis et les vêtements en feu. Des scènes de violence se déclencheront aux portes des caves. Dans les abris, le nombre des occupants dépassera du double ou du triple leur capacité réelle. On y entendra les lamentations des mères et des enfants, on y sentira l'odeur de l'urine et de la terreur humaine. On jettera dehors les animaux domestiques. Il sera interdit de fumer. De nombreuses maisons ne résisteront pas aux effets latéraux et en profondeur des bombes explosives, et s'affaisseront sur leurs fondations, enterrant vivants les occupants des caves. Dans les autres abris, les lumières seront éteintes depuis longtemps. Les canalisations seront rompues, et les hommes écouteront, en se conchiant dans le noir, le flot brûlant de l'eau montant le long de leurs jambes.
Le plafond et les murs se lézarderont. Les sorties des abris et les soupiraux s'effondreront, ou seront condamnés par les décombres, si bien que la cave sera rendue étanche au feu, mais également à l'air. Seule la chaleur croissante indiquera la gravité de la situation, toutefois pas de façon assez décisive pour donner aux gens l'idée de fuir. Dans un grand nombre de caves, le phosphore coulera. Il s'enflammera et communiquera le feu aux tas de charbon et aux piles de vieux magazines, à tel point que les gens qui n'auront pas brûlé seront asphyxiés par l'oxyde de carbone. Là où existera un dispositif d'aération, au lieu de rafraîchir l'atmosphère, il aspirera un air brûlant, plein de fumées et de gaz nocifs. Bientôt, il vomira des flammes.
Ailleurs l'air deviendra de plus en plus irrespirable.
Le déclenchement des quelques bombes à oxygène dont se seront munis les plus prévoyants n'apportera qu'un réconfort provisoire. Les allumettes ou les bougies témoins ne pourront même plus brûler convenablement et dans le noir, les gens se coucheront sur le sol, sentant qu'ils respirent mieux à ce niveau; ils vomiront et laisseront échapper leurs matières fécales; ils seront silencieux, prostrés. Enfin ils s'endormiront.
Onze jours après le sinistre, il restera impossible de séjourner dans les abris chauffés à blanc, même après avoir ouvert toutes les issues pendant cette période. Dans de nombreuses caves du centre de la ville, l'eau de décomposition des cadavres s'élèvera jusqu'à 5 ou 10 centimètres. Dans les abris règnera une chaleur qui coupera la respiration aux équipes de déblaie-ment, déjà malades à cause de la puanteur. Les pieds glisseront dans un sol chaud et ramolli, fusion de chair et de terre, qui brûlera les talons. Les bouteilles et les verres fondus recouvriront le sol d'une pâte verdâtre. On retrouvera des centaines de morts dans les abris, dans les cafés. On retirera des monceaux de cadavres des cinémas, des théâtres et des supermarchés.

*

2.0

Si vous avez la maison IV en Scorpion, vous avez déjà construit un abri anti-atomique dans votre jardin. Il ne vous reste plus qu'à supprimer la partie visible de l'immeuble, désormais inutile, et à vous installer confortablement en attendant la prochaine guerre.

Il y aura des morts, des centaines de blessés, des milliers de déportés. Des tireurs embusqués feront feu dans le noir. On téléphonera aux quatre coins du monde, pour écouter le grésillement de l'électricité statique. Dans les quartiers chics, tout prendra une allure de fête, on allumera des bougies aux terrasses des cafés et des restaurants. Sous les lampions, on valsera au son du limonaire, du piano à bretelles et du mélodica. Les femmes danseront dans leurs plus jolies robes. Les hommes s'inclineront en distribuant des coups de chapeau autour d'eux. Les enfants réciteront leur compliment aux vieilles dames en bibis à voilette.
A mesure que la nuit s'avancera, que l'alcool coulera, d'autres fêtards rejoindront les kermesses aux carrefours paralysés par l'extinction des feux de circulation. Le rythme de la musique s'emballera. La pourpre montera aux joues des femmes. Des macaques coiffés de tiares papales, tenant en laisse des hippies norvégiens, se balanceront gravement sur des escarpolettes. Des acteurs sodomites plongeront du haut des tours pour étoiler leur cervelle sur le bitume. Des prêtres s'immoleront par le feu avant de se jeter dans le vide, des défenestrés accouplés atteindront l'orgasme juste avant de s'écraser, pendant que des jeunes filles pailletées s'élanceront en formation du haut des tours, pour dessiner le temps de leur chute de grandes roues solaires, brillantes dans la nuit comme des voies lactées. Les agents de police s'exerceront au tir sous les pluies de suicidés.

Quelques rues plus loin, dans les bas-fonds, les mécontents, les pauvres, les marginaux et les malades transformeront les rues en théâtre d'orgies, de pillages, de mises à sac, de viols, d'assassinats. Ils se jetteront contre les magasins, les vitrines, les portes et grilles de sécurité. Le bruit sera terrible : cris, chocs, verre brisé, explosions, sirènes d'alarme, rafales d'armes automatiques, pleurs, rires, bagarres, hurlements d'agonie. On volera d'abord la nourriture, puis les vêtements, les mitraillettes, les télévisions, les horloges, enfin tout ce que l'on pourra transporter. On sortira les caddies des super-marchés, les landaus, les side-cars, les planches à roulettes, on raflera les chaînes hi-fi et les ordinateurs à bord de semi-remorques qui déferleront le long des avenues. La police combattra à quatre contre cent. Les commerçants défendront leurs biens à l'aide de battes de base-ball, de barres de fer et de mines anti-personnel. Lorsque la lumière reviendra, il sera trop tard. Les saccages ne s'arrêteront plus. On se réfugiera dans les cinémas, pour revoir avec nostalgie Le Tremblement de Terre, Le Choc des Mondes et Le Jour d'Après.

A l'extérieur, les bombes incendiaires auront fait monter la température. Des êtres défigurés courront vers le fleuve comme des troupes de hamsters effarouchés. Leur peau ressemblera à des loques. Seul l'élastique de leur slip pendra encore autour des hanches à vif. Les visages seront collés aux mains. Les yeux jailliront des orbites. Les nez seront des trous. On verra l'os.

Les cadavres s'empileront aux intersections routières. Les câbles électriques des poteaux tombés emprisonneront au sol les survivants. Les néons des publicités lumineuses exploseront dans de grandes gerbes d'étincelles. Sur les champs de Mars on trouvera des cohortes de soldats alignés comme des dominos tombés. On reconnaîtra l'officier à son sabre nu, serré dans une main qui ne sera plus que la pince d'un squelette. Des torches vivantes traverseront les rues. Nombre d'entre elles brûleront pendant dix-huit jours. On croira ces hommes morts mais ils gémiront encore. L'eau bouillante les engloutira.

A une dizaine de kilomètres du point zéro, les passants habillés de vêtements clairs seront mieux protégés que les autres. Ceux qui porteront des chemises à motifs auront la peau à jamais imprimée de fleurs. Leur ombre restera gravée dans la pierre.

L'atmosphère surchauffée se précipitera verticalement comme dans une cheminée géante : l'air frais aspiré au niveau du sol provoquera un ouragan qui activera les petits foyers environnants et les attirera dans son orbite. Tous les matériaux combustibles de la zone seront distillés et incinérés. Les verrières des gares, des serres et des musées d'histoire naturelle fondront sous l'intense chaleur. Les bassins des jardins des plantes s'évaporeront. Les vivants écraseront leurs oreilles de leurs mains pour ne pas entendre, par-dessus leurs propres hurlements, le bruit effrayant de la combustion et du vent provoqué par le tirage. Jusqu'à une hauteur de 4000 mètres, les aviateurs ressentiront les turbulences d'air chaud de ces torches géantes. Certains appareils seront happés dans le cyclone et brûleront avec les débris des cités.

La couverture des camions sera arrachée par le vent, les hommes auront leurs manteaux rabattus par dessus leur tête, les jupes des femmes se trousseront, leurs jambes couvertes de nylon s'enflammeront les premières. Ceux qui ne s'agripperont pas seront renversés, et les arbres seront déracinés, les portes et les fenêtres arrachées, les tuiles descellées et entraînées en spirale dans l'air. Alors, sous le vent, tombera la pluie noire, déchets atomisés de pierre, de verre, de chair. Les maisons épargnées par le feu seront secouées par le vent. Beaucoup s'écrouleront.

Les gens qui tiendront encore debout dans les rues ou ceux qui seront chassés de leur refuge se précipiteront dans les bunkers, soit blessés, soit encore valides, mais toujours affaiblis apeurés assourdis et les vêtements en feu. Des scènes de violence se déclencheront aux portes des caves. Dans les abris, le nombre des occupants dépassera du double ou du triple leur capacité réelle. On y entendra les lamentations des mères et les pleurs des enfants, on y sentira l'odeur de l'urine et de la terreur humaine. On jettera dehors les animaux domestiques. Il sera interdit de fumer. De nombreuses maisons ne résisteront pas aux effets latéraux et en profondeur des bombes explosives, et s'affaisseront sur leurs fondations, enterrant vivants les occupants des caves. Dans les autres abris, les lumières seront éteintes depuis longtemps. Les canalisations seront rompues, et les hommes écouteront, en se conchiant dans le noir, le flot brûlant de l'eau montant le long de leurs jambes.

Le plafond et les murs se lézarderont. Les sorties des abris et les soupiraux s'effondreront, ou seront condamnés par les décombres, si bien que la cave sera rendue étanche au feu, mais également à l'air. Seule la chaleur croissante indiquera la gravité de la situation, toutefois pas de façon assez décisive pour donner aux gens l'idée de fuir. Le phosphore coulera. Il s'enflammera et communiquera le feu aux tas de charbon et aux piles de vieux magazines. Les gens qui n'auront pas été incinérés seront asphyxiés par l'oxyde de carbone. Là où existera un dispositif d'aération, au lieu de rafraîchir l'atmosphère, il aspirera un air brûlant, plein de fumées et de gaz nocifs. Bientôt, il vomira des flammes.

Ailleurs, l'air deviendra irrespirable. Le déclenchement des quelques bombes à oxygène dont se seront munis les plus prévoyants n'apportera qu'un réconfort provisoire. Allumettes et bougies témoins ne pourront même plus brûler. Dans le noir, les gens se coucheront sur le sol, sentant qu'ils respirent mieux à ce niveau; ils vomiront et libéreront leurs matières fécales; ils seront silencieux, prostrés. Enfin ils s'endormiront.

Onze jours après le sinistre, il restera impossible de séjourner dans les abris chauffés à blanc, même après avoir ouvert toutes les issues pendant cette période. Dans de nombreuses caves du centre de la ville, l'eau de décomposition des cadavres s'élèvera jusqu'à 5 ou 10 centimètres. Dans les abris régnera une chaleur qui coupera la respiration aux équipes de déblaiement, déjà malades à cause de la puanteur. Les pieds glisseront dans un sol chaud et ramolli, fusion de chair et de terre, qui brûlera les talons. Bouteilles et verres fondus recouvriront le sol d'une pâte verdâtre. On retrouvera des centaines de morts dans les abris et les cafés. On retirera des monceaux de cadavres des cinémas, des théâtres et des supermarchés.

+++

Comme un écho de Sabatrion dans les années 90....
Serge Féray (1967) a dirigé les Cahiers de Nuit pendant les années 90. Sur un mode DIY hérité de la musique industrielle comme des beach books américains, il constitua un catalogue exemplaire de petits ouvrages photocopiés gravitant autour de la Beat Generation (Burroughs, Ginsberg, Pélieu, Ferlinghetti...), de la poésie sonore et de Fluxus (Dupuy, Heidsieck, Chopin, Gibertie...), de quelques francs-tireurs (Ossang, Parant, Alban Michel, Batsal, Tillier, Quintane...), de la littérature érotique et de la S.F. Il a traduit Genesis P. Orridge, David Tibet... C'est un spécialiste de William Burroughs. Il est surtout connu pour son livre Nico, Femme Fatale (Le Mot et le Reste, 2016) et on aimerait qu'il le soit tout autant pour son Apocalypse (Cahiers de  Nuit/Station Mir, 2000).
Leur ombre inversée a été publié dans le coffret Du Fond de l'abri (Papier Peint, 1994), oeuvre collective conçue par Thierry Weyd (qui s'y connait en abris !) avec les élèves du collège de Bricquebec et les contributions sonores, graphiques ou théoriques de Jean-Luc André, Paul Cox, El TCG, Jean C.Dussin, Claude Lévêque... La version 2.0 en est une version réécrite publiée sur le site internet dédié aux archives et extensions du projet, toujours visible ici. Hop !