Typhaine Garnier
L'ÂME ET LES SENS
(massacres)
(Extraits d'un travail en cours)
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
1
Léviathan rieur
Gel honteux abouti sous de vrais porcs-épics
(Squelette à l’œil mâtin, teigne fill’ de mes deux) ;
Ah ! quand leurs grands poils dressaient, froid, mon juste nœud
Rampait pas fier s’asseoir aux crottes balsamiques.
Les poules, en roulant les cigares des vieux,
Mettaient (toutes font ça !) citronnelle à moustiques.
Tous pissent sang, alors, dans leurs niches rustiques,
Où coule leur cachou frais léché par messieurs.
Salauds que j’évacue, mon dévolu : les dames !
Au lit mieux que lézard (dévergondés plans durent),
Elle est sex’ la Vénus, toute peignée d’ardeur,
Qui meut sa frêle aisselle, effronté bec de flammes,
Et dont la nuque sue, l’été ! Le prof en tire
Le sucre doucereux, quand fait semblant de lire.
***
El Desdichado
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Gérard de Nerval
2
Le déduit du sado
J’essuie la très nerveuse meuf au con salé,
La pince (le Captain a l’amour en phobie),
Sa sale étole est moche, et son tutu zélé
Me sort par l’oreille, d’où la belle embolie !
Dans l’ennui du béton, toi, maquereau sali,
Rends-moi l’pot illico et la merde étalée !
Ta sœur qui faisait d’dans a mon corps démoli,
Et ma trogne de cancre en cirrhose a fané.
Suais-je à mort, ou j’ai bu ? L’enseigne BYRRH PICON
M’offrait le songe en or du bison dans l’arène ;
Jus vert est dans la glotte, en nage on vit la scène…
Au jet d’eau froid maint cœur se trouve lâche et rond :
Mode hurlant, troue ses trous (délire et cris d’orfraie),
Laisse croupir les seins et écris ce méfait !
***
Clair de lune
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Paul Verlaine
3
Nul de coeur
Vautrage entre paysannes moisies,
Cochons, vaches massacrées, bergers basques ;
L’Dom Juan du cru, en troussant fait lazzi,
Teste souris d’église au menton flasque,
Touchant à tout, surmulot minaudeur.
« Marlou véreux !, fait la vioqu’ trop hautaine,
Renonce à plaire ! Pois au lard t’écœurent ?
Et mes chaussons, simili cuir, pur’ laine ?
Au lieu d’came : une cure d’lait ribot ! »
L’effet : viré schizo, lance des sabres,
Étrangle ses ex à l’hôtel, ados
Égorge à blanc — désolé vit l’macabre.
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
Arthur Rimbaud
« Qui donc a caché sous ma glotte
un pipeau moisi de hulotte »
(Alfred Jarry, Les Minutes de sable mémorial)
4
Ubu aime
J’émanais, là, le groin dans les moches corvées ;
Mon palotin autiste aviné tudait mal ;
J’ai les sous, le fiel m’use et j’éteins tout vénal
Sot blabla ! Dans ma cour, cent Didon j’ai crevées !
Monique ma hulotte en fait un large étron.
Petit pois ciré vert, je cognais dans ma gousse ;
De crimes me goberge et tâte la glande ! Où s’
Met ce doigt ? Aux oneilles ! Vilain trou fourrons !
Et je les découpais au ciseau, tordais toutes
(C’est bon froid, dessert tendre), et je tentais dans l’doute
De rosser l’âme à fond, coquin brin de rigueur !
— En romantique lieu, ces zombies font tache’ (sic) ;
Gommons des livres cette ivraie ! Laissons l’loustic
Dans sa souille et brossons en portrait moins d’horreurs.
***
Myrtho
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
A ton front inondé des clartés d'Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.
C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse,
Et dans l'éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.
Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert…
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.
Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s'unit au myrte vert !
Gérard de Nerval
5
Hors mythe
Jupons à pois microfibre étanches : no stress,
En body-slip à pieds, denim affriolant,
À frotter l’ondine a du galbé émollient,
En résille hard : moule & varech iodent la graisse.
Cent détails top sexy, creux jamais vus d’mistress !
En l’air fusent des tifs, taies d’oreiller souillant,
L’empoté du cactus son mou poignait, vibrant :
« La Camuse m’effraie — lady grinc’ de la fesse ! »
Jersey court (poil au bas), sort l’alcool, met l’couvert
— C’t’écuyère t’a fait loucher, d’un âge pile
Indécent, deux seins doux — saucisson sec et verres !
— Deux nuits un cul dormant grisa tes yeux fragiles,
Tout rouge sous l’arôme ordurier vis guenilles ;
L’épilant trop scia : ce mini truc, aux vers !
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Texte 1
Ce poème, d’une poésie délicate et pleine de rêve, contient un hymne à la Femme qui compte parmi les plus justes et les plus émouvants.
v. 1. « porcs-épics » : pluriel poétique qui dépouille ce souvenir de son caractère anecdotique.
v. 3. « Ah ! » : que traduit ce soupir ?
v. 1-4. Apprécier les impressions ressenties par le poète ; analyser et commenter le rôle accordé au souvenir.
v. 5-8. Par quels traits le poète évoque-t-il le silence, l’intimité, le calme du crépuscule ?
v. 10-13. a) Montrer que la figure féminine est évoquée avec discrétion et devient le symbole de l’amante idéale ; - b) Dégager cette conception de l’amour.
v. 13-14. Pourquoi, selon vous, le poète parle-t-il ici de lui-même à la 3e personne ? Quel est l’intérêt de ce procédé ?
Texte 2
Montrer comment, dans ce sonnet où la netteté, la précision martelée des vers évoquent à merveille la brutalité des « soiffards d’Éros » (cf. « Sade en m’endormant »), l’art du poète sait aussi s’assouplir pour traduire les langueurs de l’âme devant le mystère.
v. 1-3. Le personnage est-il entièrement décrit ? Sur quels éléments insiste l’auteur, et pourquoi ?
v. 7. Le poète a assisté une fois à pareille scène ; pourquoi la présente-t-il comme habituelle ?
v. 5-8. Opposer à la lassitude et au dégoût qui étreignent ici le poète, les impressions, les sentiments, les idées optimistes qui apparaissent dans d’autres pièces.
v. 9-11. Montrer avec quelle discrétion le merveilleux intervient dans ce tercet.
v. 13-14. Étudier les suggestions mystérieuses de ces derniers vers.
Texte 3
v. 2. Le Berger basque, ou Euskal Artzain Txakurra, est une race de chien pasteur originaire du pays Basque.
v. 3. « en troussant fait lazzi » : montrer que cette expression recèle plusieurs sens superposés.
v. 5. « surmulot » : aussi appelé rat brun, rat gris, rat d'égout, ou encore rat des villes pour le distinguer de son concurrent le rat noir.
v. 6. « Marlou » : comprendre : souteneur.
v. 7-8. Relever les notations pittoresques qui paraissent réellement observées.
v. 9. Analyser cette opposition particulièrement frappante (vocabulaire, rythme, sonorités).
Texte 4
Souligner dans ce poème : a) l’unité d’inspiration et d’élan lyrique ; - b) l’art et le naturel avec lequel s’enchaînent les mouvements successifs.
v. 1. Montrer comment la mélancolie se manifeste et nous pénètre avant même que nous en connaissions les raisons.
v. 3-4. Comment la science très sûre du rythme sert-elle l’effort de simplicité et de dépouillement ?
v. 6. Quel est le sens profond de cette métaphore ?
v. 11. Étudier la fusion des éléments matériels et spirituels.
Texte 5
v. 1-3. Commenter ce mélange de détails «modernes» et de références mythologiques : quel effet le poète veut-il ainsi produire sur son lecteur ?
v. 7. « L’empoté du cactus » : étudier la valeur plastique de l’évocation et l’idée suggérée.
v. 9. « Jersey » : il ne s'agit pas de l'île de Jersey mais d'un certain type de tricot.
v. 10-11. « d’un âge pile / Indécent » : montrer en quoi cette hardiesse de versification est en harmonie avec le sentiment exprimé.
v. 10-11. Comment s’exprime l’ardeur épicurienne de la jeune femme (vocabulaire, rythme, vers) ?
v. 12. « cul » : comprendre : corps. Expliquez la métonymie.
Typhaine Garnier
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Typhaine Garnier est née en 1989. Elle travaille à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (IMEC). On peut écouter plusieurs "massacres" (non des pastiches !) sur le site de la revue
Place de la Sorbonne. Elle a publié des textes "Cases tête" dans plusieurs revues (
Grumeaux,
Larevue*,
Boxon) et coécrit avec Bruno Fern et Christian Prigent un livre de "craductions" intitulé
Pages Rosses (
Les Impressions Nouvelles, 2015). Elle est par ailleurs l'auteur d'un mémoire sur l'oeuvre romanesque de ce dernier : "Le grotesque chez Christian Prigent : une lecture de
Grand-Mère Quéquette et
Demain je meurs", travail passionnant qu'on peut lire
ici (bien complété par ses articles "Gare les gadins" et "Plumes d'autrui" sur le site
libr-critique). Bref, ça rigole grave.