Gertrud Kolmar - Mon enfant
(Circé, 2015)
(Circé, 2015)
Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici...
Extraits :
Légende mauresque
Levez-vous, les morts, levez-vous et engendrez !
Voici le vin, nous allons le répandre autour de vous,
Et nous sommes les pains bruns de nos cabanes.
Nous sommes les femmes juives - et aucune n'allaitera plus d'enfant.
Nous pleurons... Pourtant nous portons un visage peint,
Et nous enfermons nos bras dans de lourds bracelets d'or,
Nous resplendissons de colliers étincelant à notre cou,
et nos corps ne connaissent pas nos coeurs.
Nos coeurs : ce coeur blanc de la fiancée
Qui dépérit, inaccomplie dans sa beauté,
Le coeur rouge de la veuve sans fils ;
Elle est comme la pierre, scellée dans le temple du faux dieu.
Ainsi nous étions accroupies, criant vers Dieu :
Dans les déserts alentour, les jardins saccagés, l'homme gît, frappé à mort.
Les ennemis nous raillent car jamais plus nous ne porterons de fruit,
Plus jamais la vigne suave ne montera le long de nos genoux.
Nous sommes le champ en friche... Le Seigneur a pris pitié.
Le Seigneur nous a promis une semence tardive.
Vous les silencieux, transpercés par la fureur des maures,
Il veut qu'encore une fois vous vous étreigniez.
Venez, fiancées, tirez du sable la tête barbue de l'aimé
Et portezè-la contre vos seins... Femmes, glissez à terre
Et serrez-vous ardentes contre des membres inondés de sang,
Et toi, jeune fille, donne-toi sans un mot à la main couverte de poussière.
Partager votre couche avec la mort - ce n'est pas sacrilège :
Pas cela... Comment Dieu pourrait-il étouffer son peuple ?
Rentrez chez vous au matin, sans regarder en arrière.
Et soyez le vase, la terre recueillant cet ultime sang.
Et qu'il fructifie, dans la déresse et la joie,
Ques ses épis murissent sur la terre entière,
Qu'on forge pour lui la lame d'une faucille
Et un soc de charrue, pour lui tracer des sillons.
+++
Levez-vous, les morts, levez-vous et engendrez !
Voici le vin, nous allons le répandre autour de vous,
Et nous sommes les pains bruns de nos cabanes.
Nous sommes les femmes juives - et aucune n'allaitera plus d'enfant.
Nous pleurons... Pourtant nous portons un visage peint,
Et nous enfermons nos bras dans de lourds bracelets d'or,
Nous resplendissons de colliers étincelant à notre cou,
et nos corps ne connaissent pas nos coeurs.
Nos coeurs : ce coeur blanc de la fiancée
Qui dépérit, inaccomplie dans sa beauté,
Le coeur rouge de la veuve sans fils ;
Elle est comme la pierre, scellée dans le temple du faux dieu.
Ainsi nous étions accroupies, criant vers Dieu :
Dans les déserts alentour, les jardins saccagés, l'homme gît, frappé à mort.
Les ennemis nous raillent car jamais plus nous ne porterons de fruit,
Plus jamais la vigne suave ne montera le long de nos genoux.
Nous sommes le champ en friche... Le Seigneur a pris pitié.
Le Seigneur nous a promis une semence tardive.
Vous les silencieux, transpercés par la fureur des maures,
Il veut qu'encore une fois vous vous étreigniez.
Venez, fiancées, tirez du sable la tête barbue de l'aimé
Et portezè-la contre vos seins... Femmes, glissez à terre
Et serrez-vous ardentes contre des membres inondés de sang,
Et toi, jeune fille, donne-toi sans un mot à la main couverte de poussière.
Partager votre couche avec la mort - ce n'est pas sacrilège :
Pas cela... Comment Dieu pourrait-il étouffer son peuple ?
Rentrez chez vous au matin, sans regarder en arrière.
Et soyez le vase, la terre recueillant cet ultime sang.
Et qu'il fructifie, dans la déresse et la joie,
Ques ses épis murissent sur la terre entière,
Qu'on forge pour lui la lame d'une faucille
Et un soc de charrue, pour lui tracer des sillons.
+++
Terre
La terre dépérit d'année en année
Comme une mère que ses enfants ne respectent pas.
Ils méprisent sa chevelure emmêelée de spectre
Et ses grotesques costumes d'autrefois.
Le poison a rongé son visage de fleur,
Une sauvage ardeur a changé son regard,
La lèpre des villes a déchiqueté son corps,
Et des rails le maintiennent attaché.
Et toutes les fleurs dans les plis sont écrasées
Et toutes les bordures de couleur sont froissées,
Et de jolis animaux qui autrefois l'ornaient
Se sont détachées d'elle pâles et fragiles.
Je n'ai pas non plus les mains
Ni le courage pour te servir
Devant ce nouveau visage exigeant,
Ces mines autoritaires et fortes.
Je ne peux que faire comme les autres
Qui ne te voient pas, ne t'honorent pas,
Moi créature du vent, du ici et maintenant,
Mais un jour je reviendrai.
Un jour éternel... Quand je mis au monde mon enfant,
Comme des femmes des cavernes expulsant la vie.
Je suis couchée là, nue, et je te l'apporte,
Loin de tous les fantômes, de toutes les larves,
Et je fabriquerai pour lui un reliquaire
De verre et d'or ; ainsi sera-t-il pendu à ton cou,
Une parure, une pierre exquise.
Il aspirera à tes collines
Où le lait de source ne tarit jamais tout à fait,
Il prendra des forces, profondément, inconsciemment,
Depuis ton jardin où il repose
Il me regardera dans les yeux.
+++
Assassins
Les assassins vont de par le monde.
Toute la nuit, mon Dieu, toute la nuit!
Ils cherchent cet enfant, qui fut allumé en moi
Comme une lumière, une apparition, doux et muet.
Mais ils veulent l'éteindre. Comme une source d'ombres
Sortant de logis pleins de recoins ils se répandent,
Comme des chats maigres qui se tapissent,
Farouches, sur des seuils usés par les pas.
Et moi, je suis soudée à mon lit
Par une chaîne grêle que dévore la rouille
Et qui pourtant est lourde et sans pitié,
Et ronge seulement l'abcès purulent de mes bras.
l'assassin arrive, le voilà. Il porte le chapeau,
Un large chapeau surmonté d'un clocheton, monstrueux;
A son menton bourgeonne un petit feu jaune.
Il danse sur mon corps; c'est très bien...
Le grand nez flaire, s'allonge
et devient une trompe mince. Comme un fil.
De ses ongles sortent en rampant des larves
Comme du safran, et tombent aussi sur moi.
Dans les cheveux et les yeux. Et la trompe tâte
Mes seins, cherchant les mamelons bruns et roses.
Je le vois se tordre chair blanchâtre dans le noir
et quelque chose tombe contre moi et halète et pèse -
Je ne peux plus... je ne peux pas... que la lame tombe
Comme une dent qui fond du ciel comme un éclair !
Broie-moi ! Là où jaillit la goutte :
L'entends-tu dire "mère chérie" ?
Entends-tu - ? Oh silence. Dans mon sein repose la hache.
De chaque côté jaillissent comme des ifs deux flammes ;
Elles se saluent et se replient :
Mon enfant. De bronze vert sombre, grave, abrupt.
+++
Gertrud (Chodziesner) Kolmar est née en 1894. Elle est déportée à Auschwitz où elle est assassinée le 2 mars 1943. Reconnue depuis les années 50 en allemagne, ce n'est qu'en 2000 que paraissent les premiers textes en français (grâce aux éditions Farrago). Son oeuvre en prose et sa correspondance sont désormais publiées chez Christian Bourgois.
Traduit par Sibylle Muller, ce (petit) volume continue le travail de publication entrepris par les éditions Circé avec Quand je l'aurai tout bu (2014) et inauguré par les éditions Seghers avec Mondes (2001) de cette oeuvre d'abord poétique (environ 450 poèmes sauvés par sa soeur Hilde), admirée par Walter Benjamin et Nelly Sachs. Construit comme les autres dans une vie volontairement tenue à l'écart du monde et des modes, intense et bruissant malgré tout, il se situe aux confins d'une naiveté élégiaque et d'une noirceur expressionniste. Intimiste et incandescent... Pour en savoir un peu plus encore sur Gertrud Kolmar, c'est ici.