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Gaston Criel "Popoème"

Gaston Criel - Popoème
(Les éditions du Chemin de fer, 2015)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur ici



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Extraits :

Je me hais


  Je me hais quand le jour se lève, les conneries commencent... la vie longue - la mort brève - qui l'eût cru pour un handicapé de la langue - borborygme - pouic ! prix fruits et légumes - EDF/GDF - hypermarché - sécurité sociale - S.S. - S.A. - Bébé - grand-mère - voilà empêtré dans les matricules, les factures, les chiffres -
  Pâte dentifrice - savon - shampooing longueur de pointe - horaire - usine - bureau - chemin long qui va du soleil à la lune - les variations de température - du berceau au linceul - de smaths au boulot - du pantalon éléphant au froc tuyau de poêle - la ligue maritime et coloniale française - qui n'y est pas "mauvais français" - la maccarthysme - le soviétique - le racisme "touche pas à mon pote" - le bon soldat - le harki - le collabo - le résistant - le péché - le saint-père-le-pape - Staline - Mozart - Armstrong - Les Beatles - le rock - les émois - le sida ... ça va, toutes directions, les hippies, les punks - on ne sait plus où on en est ! Retenez vos moutons de l'azur, la langue des Muses, les lignes minuscules de la police d'assurance, l'eau chaude au quart de tour, le linge propre qui se salit tout le temps, qui s'enrhume dans le vent, le vent doux des douceurs, le vent dur qui gueule, les yeux deux qui pluerent, les amours qui tombent à la poubelle, la marguerite des seins frais, les menstrues, les orgasmes, les intestins qui se bouchent et se débouchent, les dents cariées, le teint rose qui va vers le gris, les grands écrivains qui écrivent pour ne rien dire, qui occupent le temps pour parler de la pluie et du beau temps qui n'en ont rien à faire puisqu'ils circulent en roue libre sans s'occuper des saisons, des heures, du calendrier, des mille métiers qui se bousculent pour gagner la vie perdue en activités creuses, les grands jules et les culs qui se succèdent à longueur d'écran - les parents qui ne comprennent pas les enfants, les enfants qui ne comprennent pas les parents, la vie qui gonfle et ne sait plus où placer ses détritus. Tout dégoûte, tout amuse - les rues mortes, les places pleines - le chômage et la surproduction - le crève-la-faim et le super-nanti, les raviolis, les fonds de gamelles pour les bas-fonds sans fond - les stars qui puisent le pognon dans la poche des béats babaches - le cirque permanent de la vie qui nous leurre - le rêve du rêve qui s'achève sous la racine des pissenlits - le passé, l'avenir, le style, la mose qui passe avec les passants des ans - les objets - les objeux - un homme, une femmes, ses enfants, son auto, sa moto, sa télé - ce n'est pas assez - un chien, un chat, de spoissons - l'art du lard pour nourrir la culture qui ne comprend rien de ce qui arrive àceux qui vivent entre poire et fromage oubliant les chansonnettes des derniers poètes - l'écran, le journal, le bruit, le silence de la nuit qui s'éveille, le lendemain, le jour se lève les conneries commencent - la vie est belle quand elle n'est pas triste - l'escalier roulant porte les pingouins de magasin en métro, de métro en bistrot - on boit, on mange et ça recommence pour occuper les boyaux, les doigts du temps qui file ses perles pour les yeux qui ne voient que du feu - prennent les vessies pour des lanternes - les discours pour évangile, l'évangile pour paroles qu'ils ne croient pas - ça change ça bouge et ça change ça bouge plus ça recommence c'est du pareil au même sous papier cadeau -
  On se trouve avec son sac d'os dans l'emballage de peau qui ne sait où poser les gants - Ainsi on n'en finit pas d'en finir à se gratter la cervelle et l'onpense que plus on cherche à comprendre - Shakespeare et le poète bouseux - Molière et le déconneur du coin - l'écrivain public et le baratineur de mes deux - ma tante à bafouille et mon oncle branleur - le novateur pompier - le pompier de l'avenir main dans la main à la galerie Jobardat - le rigolo qui pète plus haut que son cul - le cul encombré des merdes orphiques - les putes Eurydistiques à la recherche d'un barbu à senteurs poétiques - le sac à provisions de blouseries nouvelles pour arroser les plantes du Crédit Universel - le pauvre mec qui se crève le cul pour engraisser le compte en banque - la banque qui achète la dernière connerie en sponsor - l'ayant droit qui a droit de fermer sa gueule - carrousel du samedi où nana va se faire enculer en pensant à la fin du mois que c'est excellent contre la constipation dit le médecin qui en a marre des gens qui geignent pour des points le lundi matin fatigué au point qu'il (le médecin) aux clients, leur mettrait bien le poing sur la tronche et se débarasser vitos des jérémiades après avoir empoché le pognon - au revoir, messieurs, mesdames, merci beaucoup - c'est toujours ça depris - et qu'on en a rien à foutre du plaignant souffreteux que son chèque - passez la monnaie, ça roule tous azimuts - en liquide - en solide, en blanc - noir - l'argent blanc vaut l'argent noir - jaune - café au lait - ou teint caca - rien à foutre du racisme - Vive la Banque de Frane ouvrez les cuisses du tiroir-caisse - enfoncez ça profond - pièces et billets - tout est bon pour la rue des finances qui baratine le gagne-petit - le bilieux - bigleux - l'envers et l'endroit - celui qui l'a dans le cul comprend tout de suite sa douleur - faut pas s'appeler Polytechnique pour comprendre !
  Sacrilège ! Effacez-moi ça ! - Mais non - mais non - pas question - on a besoin d'air neuf - d'écriture blanche - OMO donnez nous des lettres lavées à basse température ! Ah oui ! mais si c'est pas saignant c'est ramollo - on voudrait de la bave entre les lèvres - du tableau au goût du jour - du sperme rock - de le vulve look qui ne repassera plus - triste nouveauté ancienne à remplacer tous les ans - Remplacer quoi ? la connerie qui se lève chaque jour - limonade - menthe à l'eau et vaseline

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Les enfants qui prient

Je te verrai toujours, Ninon
et ton ventre en pointe 
à la terrasse du Mabillon ;
ton ventre plein du petit enfant 
ton ventre vide qui avait faim
ton ventre disloqué, distendu
chahutant de son foetus trébuchant.

Ninon, je te verrai toujours
à la terrasse du Mabillon
mendiant une cigarette
ou un morceau de pain.
Ninon, Ninon,
les ventres pleins crient famine
des enfants en famine
dans le ventre de leur maman.

Par pitié, écoutez les enfants de la famine !
Délivrez-nous du mal
délivrez-nous du monde,
laissez-nous au ciel de notre mère,
notre mère qui est sur terre
notre mère qui implore le père
de ne plus enfanter la misère.

Laissez mourir dans le ventre de la mère
les enfants qui crient misère :
les enfants du chômage,
les enfants des mansardes,
les enfants de la patrie,
les enfants pour les cimetières.

Laissez mourir les enfants dans leur mère
qu'ils ne soient jamais père,
qu'ils ne soient jamais mère
et que finisse le gros foetus de la misère
qui sanglote dans les ventres de la faim.

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Vaguement marginalisé, légèrement égaré, Gaston Criel (1913-1990) le révolté crache encore ! Une réédition bienvenue (et bien faite) de cet ensemble vif, violent, noir, obscène, cru, brutal, méchant, généreux et tendre, mélancolique, profondément anar sans doute, initialement paru aux éditions du Rewidiage en 1988.
Parce que c'est bien écrit et que ça dit bien mieux que nous ne le ferions tout ce qu'il faut savoir sur Gaston Criel pour exciter la curiosité, relire ce texte de Eric Dussert, initialement paru dans le magazine Le matricule des anges. Pour le reste, qu'on cherche !

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Le rag, le stomp et Gaston Criel
Poète et romancier féru de jazz et de p'tites pépées, Gaston Criel a vécu cent métiers. Ses livres inclassables et beaux n'attendent que d'être réédités.
"C'est pour le souvenir de Noël Arnaud, écrivait Gaston Criel en préambule de Saint-Germain-des-Prés. Les décombres (Rewidiage, 1995), et par la même occasion à l'ombre de bien d'autres, que nous allons parler du Moyen Âge". Du Moyen Âge, vraiment ? Cet âge enfoui pas si lointain, c'est pour Criel celui de l'épanouissement de Saint-Germain-des-Prés, celui de l'insouciance et du jazz : be-bop, rag, stomp, les rythmes chahutent enfin. Avec Boris Vian, le Tabou, on connaît la chanson. "Quand on se penche sur ces années, on pense à une équipe de boys-scouts (avec) un appétit de vie nappé d'un parfum de Nausée et d'un zeste de Paroles. Sartre dans la main droite, Prévert sous le bras gauche. Mais ce stock en frime était bien peu lu." Léo Ferré chante ses premières chansons, James Baldwin, Adamov et Genet prennent un verre au Royal, on peut croiser Camille Bryen, Wols ou Adrian Miatlev, le poète qui visite souvent la chambre du 42, rue Bonaparte, 6e étage, louée par Gaston Criel pour le prix d'un paquet de Gauloises à Sartre lui-même le bail sera dénoncé par l'OAS, qui plastique l'appartement du philosophe au début des années 1960.Né à Seclin dans la Flandre noire, le 30 septembre 1913, Gaston Criel fut élevé à Lille, à la laïque, et y travailla comme vendeur, employé de bureau, représentant et étalagiste. Acquis à la Sociale, le jeune secrétaire de la section Littérature contemporaine de l'Exposition du Progrès Social organisée à Lille en 1939 sert du " Cher Camarade " à André Breton. Mais il est fait prisonnier en 1940, interné au Stalag XI A d'Altengrabow, près de Berlin, puis au Kommando 366 où il sert de garçon de ferme jusqu'en 1945, date à laquelle il parvient enfin à Paris. Durant l'Occupation, ses vers avaient fait impression dans Poésie 43, Fontaine, Confluences, Les Cahiers du Sud ou L'Éternelle Revue de Paul Éluard, qui écrivait à son sujet : "Ses poèmes vont à la vitesse des rêves. Ils en ont la couleur deux fois rêvée, sinon deux fois vue." C'est le même Éluard qui, en le présentant à Jean Paulhan, lui permet d'entrer chez Gide. Gaston Criel est alors un poète en devenir dont trois recueils ont paru : Amours (Lille, La Hune, 1937), Gris (idem, 1938) et Étincelles (Denoël, 1939), premières lignes remarquées d'une bibliographie qui ne demandait qu'à s'allonger.Personnage marginal de la vague existentialiste, Gaston Criel fréquente Tzara, Zadkine, combien d'autres. Dans sa piaule, il reçoit bienveillamment les marginaux et puis Jean-Paul Clébert, le jeune Frédérick Tristan tout juste arrivé de Labastide-Rouairoux, ou encore François Augiéras alors en quête d'un éditeur. Il le prend sous son aile et propose à Jérôme Lindon Le Vieillard et l'enfant qui paraîtra vite. De petits boulots en sorties nocturnes, Criel croise des sillages incertains, écrit beaucoup, toujours, et donne généreusement ses textes aux revues. C'est un homme d'amitiés et de littérature. Après un séjour à Tunis où il occupe un poste d'attaché culturel à Radio-Tunis, il rentre à Paris au moment de l'indépendance de la Tunisie et reprend le jeu du saute-mouton professionnel. Pour pratiquer son art, il est metteur en page, journaliste à Carrefour et au Parisien Libéré, publicitaire. En juillet 1951, il est embarqué pour proxénétisme parce que l'une de ses petites amies pratique à l'occasion. Il fait aussi le vendeur en textile, le marchand de caravanes, le vendeur de disques, l'employé de bureau, le laveur de carreaux, le barman, le portier de boîte de nuit. Si l'on en croit son roman le plus fameux, La Grande Foutaise (Fasquelle, 1952 ; Plasma 1979), c'est à ce poste pas trop cassant qu'il rencontre une Américaine aisée qui l'embarque aux États-Unis. Là, il s'imbibe encore du jazz dont il avait fait l'apologie dans un livre aussitôt acclamé par ses pairs, Swing (Éditions universitaires de France, 1948 ; Vrac, 1982 ; Est, 1988).Il y a tout lieu de penser que les oeuvres complètes de Gaston Criel paraîtront un jour. Dans quelques lustres peut-être, plus tôt si nous sommes chanceux. Elles paraîtront de toute manière, cela ne fait aucun doute pour qui a lu un peu ses pages dont les merveilles ne s'effaceront pas. Témoin Henry Miller, qui écrivait à son sujet : "C'est un langage vivant, plein de mordant et des sortilèges de la misère qui l'a produit". Témoins Bachelard, Breton, Cocteau, Picabia, Césaire, Mac Orlan, qui tous le saluèrent. Témoins les beaux livres percutants et inclassables que sont Sexaga (Plasma, 1975), Phantasma (idem, 1977), Circus (Vrac, 1981) et L'Os quotidien (Est, 1987), sans oublier ses poèmes. Témoin Charles Le Quintrec : "Gaston Criel, osseux et calme, qui parle de l'Amérique noire avec des majuscules... Criel connaît toutes les onomatopées du subconscient et toutes les astuces pour gagner du pognon... Il improvise comme Duke Ellington : ses poèmes sont serrés, comme des fruits d'automne qu'on doit cueillir sur l'arbre et qui se conservent. Son dernier livre, Swing, prouve qu'il aime suffisamment le jazz pour l'offrir aux profanes comme un bouquet de beauté. Ce qui m'attire en lui, c'est sa simplicité, sa gentillesse et la malice de son sourire." On n'attend donc plus que les Oeuvres complètes de Gaston Criel, frère humain des farouches, qui s'est éteint à Lille le 5 janvier 1990.

Eric Dussert (Le matricule des anges n°70. frévrier 2006)