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Stig Dagerman "Billets quotidiens"

Stig Dagerman
Billets quotidiens
(Editions Cent Pages, 2014)

Réédition disponible dans (toutes) les (bonnes) librairies...




Extraits :

Le revers de la médaille

Un héros tombé au champ d'honneur
gît face contre terre dans le fossé,
veste trouée, sa face une horreur,
il a quatre trous sur le côté.

C'est bien dommage pour la vareuse
pour le pantalon et la chemise
mais la compassion n'est pas de mise
lors d'une mort aussi glorieuse.

Bien qu'il n'ait aucunement souffert
des gaz, des mortiers ni des obus,
mettons la médaille à son revers
pour éviter qu'il ne meure tout nu.

L'essentiel est que sa nudité
soit soigneusement dissimulée.
L'honneur d'une telle médaille
vaut quelques trous dans les entrailles.

12 octobre 1944
"La guerre est héroïque quand on en entend parler sous la forme de communiqués, mais ce qui se cache derrière n'est pas toujours aussi magnifique." Un journal stockholmois

***

Scrupules de conscience

Allons, chapeau bas, mes amis
devant ces accusés nazis
qui, au procès de Nuremberg,
ont la conscience très sévère.

Ils ont brûlé, assassiné,
violé et encore étranglé.
Mais c'était parce que leur conscience
le leur dictait sans réticence.

Leur âme, qui est si délicate,
a fort souffert au tribunal.
Ne serre pas trop la cravate
bourreau, tu leur ferais très mal.

5 juin 1946
Les criminels de guerre jugés à Nuremberg s'abritent derrière leur conscience.

***

Sans abri

Les nuits de septembre sont dures.
La pluie affûte ses aiguilles.
Déverse donc sur nos guenilles,
ô ciel, toute cette froidure.

La vie s'expose aux intempéries.
La rue est noire pour le vagabond.
Les étoiles le guident, dit-on.
Sans aucun doute mais vers quel abri ?

La grande Ourse servira de guide
et protégera le vagabond.
Les étoiles étendent leur fanion
sur notre caserne bien vide.

Laisse, ô ciel, pleuvoir tes glaçons
- le monde a peut-être de l'espoir.
Un tas de bois prêt sans façon
au solitaire son ombre noire.

27 septembre 1946
Les autorités militaires de Stockholm ont refusé de mettre les lits des casernes vides à la disposition des nombreux sans-abris de la ville.

***

Nouvelles de la Bourse

Celui qui ne possède pas d'actions
ne sait pas en quel dur péril il vit.
Seule la Bourse comprend la situation
et c'est la première qui réagit.

La sensibilité de l'être humain
est le plus grand de tous les mensonges.
C'est la corbeille, notre grand devin,
qui est l'interprète de nos songes.

Dans notre monde de joyeux frimeurs
la Bourse passe toujours avant la vie.
Si l'indice plonge comme un flotteur
c'est nous qui allons mourir d'asphyxie.

1 décembre 1950
Comme toujours, c'est la Bourse qui a en premier compris la gravité de la situation actuelle.

***

Crime parfait

Messieurs, je proteste !
Le crime parfait
n'est pas le fait
du criminel
mais du bourreau.

Le crime absolument parfait
est chez nous fonctionnarisé.
Le criminel dispose donc
d'un véhicule de fonction.

La justice est ici un loup
en comparaison duquel
les loups sont de vrais agneaux.

Certes, les loups déchirent, ma foi,
les gorges à belles dents
mais jamais en glapissant :
on est au service de la loi.

29 janvier 1953
Hier a été pendu un jeune anglais condamné à mort à la place d'un camarade mineur pour le meurtre d'un policier. Le crime avait été commis après l'arrestation du jeune homme.

***



"Le titre de ces billets (Dagsedlar) est un chef-d’œuvre : il veut en effet dire, littéralement, billets quotidiens ; mais il n’est pas exclu d’y lire billets de Dag(erman) ni d’y voir une allusion à peine déguisée à l’expression populaire suédoise "donner un coup sur la gueule à quelqu’un". Jusque après son dernier souffle, Dagerman aura ainsi poussé ses "coups de gueule" et tapé sur toutes les formes de la bêtise humaine. Cela devrait suffire à faire de lui le perpétuel contemporain de tous les humains" (extrait de la préface de Philippe Bouquet).
On ne présente pas Stig Dagerman, célèbre écrivain suédois né en 1923 et suicidé en 1954. Ces Billets Quotidiens (choisis parmi les 1350 donnés à un journal de Stockholm jusqu'à la fin de sa vie), mirlitonnades désespérantes et mordantes, continuent encore de le distinguer en anarchiste convaincant parmi la meute des anarchistes convaincus... Ils devraient, en toute logique, pousser à lire toute son oeuvre, et pas seulement parce que notre besoin de consolation est impossible à rassasier...

Astatine "Chamber Fracture"

Astatine Chamber Fracture (LP/CD Orgasm Records, 2014)



Extraits

***
Astatine, c'est de la pop de bâtard, irrévérencieuse, lo-fi (pour de bon : craquements, ratages, sauts, grésillements, perturbations) où se rencontreraient, dans une chambre qu'ils détruisent, Hood et Dead C. C'est l'intime qui se noue dans du brouillard et du fuzz, du grain et de la ferraille ; la plainte qui s'arrache d'une friche vaste et noire, où l'on continuera de jouer au football envers et contre tout, comme des gosses avec leurs propres règles et sans oublier de contempler le paysage quand il y en a besoin.
Ecouter Astatine, ça dénude, ça peut dévaster. Et ça se mérite car comme une métaphore de l'extrême rareté de l'astate - une trentaine de grammes sur toute la croûte terrestre - chaque disque est limité à quelques dizaines d'exemplaires. Mais tous s'écoutent à l'infini.
Dans ce brouhaha instable et sublime, il y a une constante, fondamentale et discrète : Stéphane Récrosio. Ce Saint Nicolas et Rubelz/Ruppknecht dirige depuis 20 ans environ le label mythique Orgasm Records (Hood, Sun Plexus, Kg, Famous Boyfriend, Boyracer, Steward, Graham...) et fit partie jusqu'à sa dissolution en 2011 du groupe (mythique également) Acetate Zero (à Hood et Dead C, ajoutez parfois un zeste d'électronica, Bedhead et une bonne dose de tout bruit émanant de Nouvelle-Zélande... par exemple ici).
Du plaisir et des maux, donc... dont Astatine est l'expression la plus cruciale et recentrée, que Stéphane Récrosio accompagne parfois de textes, des textes de "plumitif récréatif", qu'il distille avec le même élan : franc, conscient et sans duperie. Comme ça... Souvenirs déchus et histoires simples racontant la quête permanente de graals en lathe-cut, les concerts, l'importance du vermouth et de la boulangerie dans les aléas amoureux, le soi et le temps perdus, les promesses d'éternité...

***


L'armée des morts (extrait de Souvenirs Déchus vol. 2, spasm49, Orgasm Records, 2014)

  A l'heure où un américain du même âge pose la première pierre de sa vie adulte, un français se retrouve rasé et parqué pendant de longs mois.
C'est ce que j'avais écrit à l'époque de mon incarcération chez les fusiliers commandos de Villacoublay. Quelle misère de se retrouver dans une chambrée, même pas délabrée, même pas ça, à n'espérer que le soir, quand l'autre d'à-côté sortira sa jenlain et qu'on pourra s'assommer assez pour ne plus avoir à y penser. Penser que ce n'était pas vrai, qu'on a pas fait exception à la règle, que ta copine n'attendait que ça pour se faire la malle alors que tu habites même pas avec et que maintenant ça risque plus d'arriver ; qu'énervé, tu pourrais en foutre en l'air quelques uns, comme cet alcolo d'adjudant, si méchant, comme une teigne, qu'il faudrait y aller à coup de famas, pour une fois il servirait à quelque chose cet espèce de fusil d'assaut à la con, mais au bout du compte, tu rejoindrais fissa le pourcentage des pertes admissible. Cela ne ferait pas un pli.
  Alors, tant pis, chaque matin, à 4 pour le chant, 3-4 ! "Loin de chez nous, en Afrique...". Mon dieu. J'avais bien rencontré des types valables, flippés de ne pas être certain de retrouver ce qu'ils avaient laissé dehors. Dix mois, c'est pas la mort mais très vite on ne savait plus trop où on en était. Le commandement avait décidé qu'on était plus trop fréquentables et ça n'avait pas l'air de nous gêner. On chantait mal alors on nous avait mis loin de chez eux, loin de leur choeur. Paris, Ballard. Enfermés chez les huiles. L'Etat major, de garde, pas moyen de sortir pour voir ce que valait la vie, notre vie, les filles, la sensation même de traverser au feu vert. Au lieu de ça, des patrouilles en rasant les murs, des fausses alertes chaque nuit, intervenir pour du vent, le messe des officiers pour s'empiffrer parce que c'était gratuit et bien meilleur que chez les troufions. Sarajevo pissait son sang sans fin, des dirigeants Hutus continuaient d'être exfiltrés, ou l'inverse, c'était trop loin, juste à côté.
C'était confirmé, mes groupes favoris, Hood et Boyracer, ramenaient leur fraise à Paris, en avril, dans un rade niché à la Villette. Evidemment, aucun moyen d'y échapper, pas plus que de s'échapper ce jour là. J'étais de garde, bloqué, je ferme ma gueule.
  Sur la même base, j'avais retrouvé mon pote François connu l'année d'avant en Floride lors de nos études. On se ressemblait un peu alors, avec nos cheveux longs, à partir joyeusement en sucette - il m'avait même pissé dessus un soir de connerie. Tout ça c'était du flan maintenant car même s'il avait été pistonné et qu'il était en bleu pour un emploi de bureau à Paris, il se pelait aussi dur que moi et sa coupe de cheveux était aussi foireuse que la mienne. On l'avait affecté au service des laissez-passer. Pardon ? Vite fait, une simple photo d'identité avait suffi pour me procurer un document plus compliqué à obtenir qu'un permis de conduire ou je ne sais quoi. Plus difficile même qu'un passeport, enfin, à l'époque.
  J'irai donc. De toute façon, j'y serai allé. Mes quatre compagnons d'escouade n'en menaient pas large, pas envie de se faire manger leur perm' mais ils n'avaient pas le choix : il fallait qu'ils me couvrent.
Le soir prévu au moment de la pause manger, je leur faussai compagnie. De vert vêtu dans la rue, j'étais tout sauf camouflé mais qu'importe, je cavalais. Une simple halte à l'épicerie du coin avait suffi à m'armer pour partir à l'offensive de ma guerre. Trois 8.6 en poche (quand elles taillaient encore réellement 8.6°), j'étais paré pour prendre d'assaut le métro et traverser paris de tout son long. Installé dans une place au fond, j'avais tout le temps de déguster mon breuvage et donner ainsi de l'armée française une image glorieuse. A mi-parcours, j'étais déjà gris, j'avais la banane. La fin du trajet, je ne m'en souviens plus.
  Il faisait un temps de chien, genre clébard dégueulasse, retors et fourbe : ce n'était pas des cordes qui tombaient, mais toute l'eau de la création. Arrivé devant le bar, les anglais, que je connaissais bien, m'accueillaient avec une joie proportionnelle au paquet de flotte qui s'abattait autour. Une joie amplifiée par une certaine incrédulité car on ne m'attendait pas. Ils avaient devant face à eux une chose kaki revenue d'entre les morts, un Lazare nouvelle génération, beurré et rigolard. Plein d'amis étaient là aussi, mieux fringués c'est certain, et même mon ex-copine. Merde, une autre bière, et vite.
Le concert de Hood fût splendide et tendu. le meilleur que j'ai pu voir et surtout ressentir, malgré mon état très critique. Je me sentais insubmersible alors que je coulais déjà à pic, j'hurlais ma liberté et ça n'en valait vraiment pas la peine. Le concert de Boyracer m'acheva : ils jouèrent vite, si vite.
  Ensuite on se retrouva tous chez mon ex, évidemment. Me souviens plus,.. Elle me ramena en voiture et en y repensant, c'était comme si elle voulait s'assurer personnellement que je regagnais bien ma geôle. Le laissez-passer fit son office, je me glissai dans le poste de garde, passais le sas sans encombre et je retrouvai mes compères. Il n'y avait pas eu d'alertes, point de comptage, nul tracas. De toute façon je sombrai aussitôt pour me réveiller le lendemain avec la garantie de passer une journée intense à m'occuper d'une gueule de bois magnifique et infinie. Ce fût le jour le plus utile et intéressant de tout mon service militaire.

***


Astatine
Orgasm Records
Acetate Zero
Arbouse Recordings

Des Objectivistes au Black Mountain College

Collectif 
Des Objectivistes au Black Mountain College
(La Nerthe, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...



Extrait :

Charles Reznikoff
Un Anglais en Virginie 
(Avril 1607)

(Ecrits du capitaine John Smith, édités par Edward Arber)

Ils ont débarqué et n'ont
  vu que
  des prairies et de grands
  arbres -
Le cyprès, sur presque trois
  brasses
  de racines,
S'élevant droit sur
  dix-huit ou vingt-cinq mètres
  sans une branche.
Dans les bois il y avait
 cèdres, chênes, et
 noyers ;
Des hêtres, ormes,
  noyers noirs, frênes,
  et sassafras ; des
  mûriers en
  bosquet ;
Du chèvrefeuille et
  d'autres plantes grimpantes suspendues
  en grappe sur
  de nombreux arbres.
Ils piétinèrent
  des violettes et d'autres
  jolies fleurs,
De toutes sortes et de toutes
  couleurs ; le sol était
  couvert de
  fraises
  et de framboises.
Les merles aux scapulaires
  rouges
  volaient alentour
Et de nombreux petits oiseaux,
  certains, rouges, d'autres bleus ;
Les bois étaient pleins
  de cerfs ;
Et partout
  de l'eau douce 
  courait -
  rigoles, ruisselets,
  sources et ruisseaux.
Au crépuscule,
  à travers les fourrés
  et l'herbe haute,
Se faufilant à quatre
  pattes - les
  sauvages, leurs
  arcs entre leurs
  dents.

(Traduction Philippe Blanchon)

***

Cet ouvrage présente les actes de la journée d'étude organisée à l'école supérieur d'art de Toulon avec François Coadou, Philippe Blanchon et Eric Giraud. Il donne à lire plusieurs conférences (très intéressantes) sur Louis Zukofsky, George Oppen, Charles Reznikoff et le Black Mountain Collège, ainsi qu'un ensemble de textes inédits de Carl Rakosi, Charles Reznikoff et Mary Oppen, accompagné d'un dossier photographique sur celle-ci et son mari George Oppen. 
C'est un petit volume didactique, poursuivant un grand chantier passionné de (re)traduction, de (re)découverte et d'approfondissement de notre connaissance de la littérature américaine entamé depuis plusieurs années par La Nerthe, qui résonne avec le travail d'autres éditeurs (par exemple, la série américaine de José Corti, la collection américaine de Joca Seria, les publications régulières du cipM ou des éditions Nous...) et organisations (Double Change principalement). 
Inutile de le préciser : la quasi totalité du catalogue de La Nerthe est vivement recommandé (des livres de Vincent Van Gogh, Iouri Tynianov, Vladimir Maïakovski, Armand Robin, Philippe Blanchon ... en plus des américains - parmi lesquels William Faulkner, William Carlos Williams, Charles Olson, James Joyce, Wallace Stevens, Herman Melville, Conrad Aiken, Ezra Pound, Hart Crane, E.E. Cummings, l'anthologie "Des Imagistes"... oui, rien que ça). Hop !

1                         2

3                         4

1 Mary & George Oppen
2 Louis Zukofsky
3 Carl Rakosi
4 Charles Reznikoff

Charles Pennequin "Charles Péguy dans nos lignes"

Charles Pennequin
Charles Péguy dans nos lignes
(Atelier de L'agneau, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur...


Extrait :

L’Arbre Péguy.
Péguy c'est comme un arbre. Quand on regarde un arbre on ne demande pas si c'est logique. Si la logique de cet arbre est de pousser. Comme à Péguy, on ne demande pas si c’est logique que ça parle. Car ça parle. C’est comme un fleuve. Ou plutôt comme la sève d'un arbre. Ça ne fait que monter. Les dernières œuvres ont monté si haut dans le paysage littéraire français, qu'il faudrait imaginer un arbre antédiluvien. Un vieil arbre qui monterait encore. Une sève d'arbre qui monterait si haut que ça nous en donnerait le tournis. Et ça nous donne un sacré tournis. C’est le tournis des possibles. Tout est possible à chaque phrase avec Péguy. La sève tourne dans tous les sens. L'arbre Péguy a plusieurs branches. Chaque phrase peut proposer de nouvelles ramifications, et si j'ose dire, de nouveaux bourgeons de pensées. Des pensées comme des feuilles bien vertes. Péguy c’est des feuilles bien vertes pour un ciel bien bleu. Mais y en a marre des feuilles vertes ! Ça suffit les ciels bleus ! Plus personne ne veut entendre parler de feuilles. Plus personne ne veut qu’on lui rabâche les oreilles avec du vert. Plus personne ne veut qu’on lui cause de ciels ou qu’on l’assomme de paroles avec du bleu. La nature, les arbres, c’est louche. Le vert et le bleu, c’est louche. C’est avarié, pensent les modernes. Comme si le noir disait plus que le bleu. Comme si le sombre était plus proche du vrai que le vert. Vert et Vrai, ça paraît pourtant tout proche. Mais on ne veut plus d’images dans la modernité. On a trop annoncé la fin des métaphores pour que je vienne ici vous en déverser. Mais peu importe la métaphore, pour moi Péguy est tout de même face à ses ciels. Car chez Péguy, on parle forcément d’une pluralité de ciels. On dit les ciels, comme chez les peintres. Car Péguy a tout du peintre. Péguy a peint son époque, en craignant que le ciel ne s'assombrisse définitivement. Et il s'est assombri dans la pensée. Car a l'époque de Péguy, on pouvait encore penser comme un arbre. Un arbre qui pousse et qui pense. Et ca pensait en toute innocence. En toute naïveté ça pensait. En toute innocence et en naïveté. Et la naïveté c’est la vérité. C’est ça qui fait des ciels bleus et des arbres bien grands et bien verts. Pas des arbres de cité. Des arbres rabougris le long des routes, mais des fôrets. Pas de sinistres arbres tout décharnés du manque de pensée. De cette pensée exsangue. Cette pseudo droiture, alors que tout est couché. Tout est à l'horizontal dans la pensée d'aujourd'hui. Tout est au sol et raplapla. Ça ne bouge plus guère. Ou alors ça veut bouger, mais pour montrer ses différences. Ses prises de parties. Ses minables oppositions. Ses petites guéguerre à l'esprit. Ses petites circonvolutions. Ses petites et misérables prises de position. Tout est positionné aujourd'hui. Tout est bien tranché. Et Péguy serait bien malheureux dans cette forêt toute décharnée. Il serait bien seul et bien malheureux, tout là-haut, à la cime de son arbre. Au faîte de sa pensée. Tout au bout de ses branches. De ses phrases. Lui tout grand et tout vert. Lui tout rayonnant et tout ouvert. Lui face à des ciels si différends. Il serait bien en peine aujourd'hui. Tantôt on le traiterait de réactionnaire, tantôt on le prendrait pour un progressiste. Que de pauvres mots nous couvrent aujourd’hui. Que de pauvres vêtements nous habillent maintenant. Nous, les soi disant modernes. Nous les postmodernes. Nous dans la fin de tout. Car la fin de tout a déjà été proclamée. La fin de la poésie. La fin de l'art. La fin de la philosophie. Il ne manque plus que la fin de la bêtise. La fin de la connerie. La fin du sens a pris fin et une autre fin arrive. Toutes les fins nous tombent sur le poil et nous n'osons plus parler de vérité. Nous n'osons plus le parler vrai. Nous tournoyons comme des feuilles mortes au sol. Car la morale nous empoisonne. Toutes les morales. Tous les poisons modernes. Même les soi disant plus ouverts. Les morales ouvertes. A tous les vents ca s'ouvre. Même les luttes sont louches. Toutes les luttes nous paraissent louches. Car elles sont menées par des coincés. Des modernes et des postmodernes. Des coincés et des post-coincés. Aujourd'hui, si Péguy était vivant, si Péguy écrivait maintenant, il serait tantôt considéré comme un misogyne, tantôt comme un arriéré, tantôt comme un misanthrope. Un curé. Un vieux gauchiste qui finit mal. Un nationaliste pur et dur. Un fasciste pendant qu’on y est ! Il était trop croyant. Déjà a son époque, il était trop mystique. Déjà à son époque, il était trop pieu. Trop pur. Il écrivait trop bien. Déjà a son époque. Et aujourd’hui il nous raserait vite. Avec sa pensée. Avec son rythme. Avec sa phrase qui monte. Sa phrase qui s'amplifie. Sa phrase qui grossit à vu d'œil. Il montait au créneau de toute son époque. Il montait au créneau de tout ce que représentait la vie. Il magnifiait la vie. Il montait mais il démontait aussi. Il était le penseur parmi les poètes.
(...)

***



Charles Péguy dans nos lignes sonne la rencontre de deux paroles vraies, celles qui "montent au créneau de tout ce que représente la vie" et ré(ai)sonnent dans le constant va-et-vient d'une époque à l'autre, d'une oeuvre à l'autre, d'une modernité à l'autre. Le livre, construit en 4 très beaux textes (illustrés par Benjamin Monti) de formes singulières entre essai, soliloque poétique et litanie au grand souffle, parfois provocateur (jamais polémique) et volontiers pugiliste, force l'acuité de la pensée, va contre les idées reçues et les petits slogans qui épargnent tout effort de lecture vraiment engagée (capable d'acter la vie), coince dans leurs cordes, leurs vieilles cordes râpeuses et usées, les Maurras, les Finkielkraut (de son "maître" n'ayant à peu près rien compris, il n'est l'héritier que de ses propres insuffisances et fantasmes) et ces petits cercles réactionnaires qui n'annexeront plus désormais que leur propre bétise. Comme le dit Alain Badiou, Charles Péguy remonte...

Benjamin Monti
Atelier de L'agneau
(Excellent numéro consacré à Charles Péguy)

Jerome Rothenberg "Khurbn"

Jerome Rothenberg
Khurbn
(Editions Caractères, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies et sur le site de l'éditeur...


Extrait :

15
PERORAISON POUR UNE VILLE MORTE

(mai 1988) "Par cette route tu vins..."


1
que te dirai-je douce ville ?
que le mal est encore en toi
que les morts continuent de mourir
n'y a-t-il pas de fin au mourir ?
à cela les disparus auraient eu réponse :
un mariage dans un cimetière
pour toi douce ville
ils auraient parlé ceux qui ne sont plus parmi nous
& se seraient révélés dans leur splendeur
auraient dansé pêle-mêle
sur tes pierres douce ville
les vivants & les morts unis     des plumes
auraient volé comme des plumes
de leur doigts     non     comme de l'or     comme des roses
comme tout conseil rabattu
qu'oncles et pères nous prodiguaient
     ils nous prodiguaient l'ordre
de rappeler ton image à la vie
douce ville leurs voix pépiant
comme des chauves-souris au-dessus de vos petites maisons
est-ce donc là le son que fait le souffle
dans l'ultime halètement des morts
après avoir vécu toute une vie sous l'eau
remontant à la surface pour inspirer l'air, pour se trouver
en pologne dans les champs vides
baigneurs dont les corps avaient été déchiquetés
& vous fuyant     leurs longues entrailles
pendantes, cherchant les forêts oubliées
les maisons & la consolation
qu'apporte la mort     les enfants en rondes
dansant     langues arrachées     la prairie jadis ouverte
enfermée dans la mémoire maintenant douce ville
les hurlements des cousins portés par le vent
perdus dans les villes chrétiennes
dans les rêves que font de vous les vieillards
chaque nuit douce ville ils quittent leurs lits
comme des enfants     braillant     leurs mots
collés dans leurs barbes comme du miel
qui dérivent le long de la rue brok par delà l'église russe
la maison massive du docteur juste à côté
en brique blanche dans leurs rêves     qui glissent
le long de la place napoléon ô ses petits vergers son petit parc
où les amoureux se promenaient jadis avec leur amoureux
     des enfants
attrapent toujours des poissons dans ton petit étang
sa surface toujours verte d'algues
ô le tintement des cloches d'église - bimbom - dans l'air gelé
qui appellent la mort     ô mort     ô photographe pâle
ô photos de la douce ville imprégnée de sang
ô les photographies de ses rues de ses gens évanouis
ô errants qui erraient     ô corps des morts lointains qui y demeurent
ô visages ô images jaunies sourires perdus ô petites filles s'enlaçant l'une l'autre
dans des photographies impérissables     ô la vie s'estompant
en images de vie     toi belle et pure     douce ville
je te somme je te somme de répondre


2
 Je suis venu ici chercher l'os de mon grand-père (dis-je). Le jour s'est immiscé. La ville n'était plus vide quand nous la traversâmes. Alors le vieil homme cracha - doucement - à travers sa barbe. Je suis venu chercher l'os de mon fils. (Quelqu'un a-t-il mentionné un souffle de vie sous ses maisons un mouvement dans le sol de vers ou de chenilles ?) Dites aux Polonais de venir à moi. Je suis boulanger et enfant. Je n'ai personne pour m'arracher à ces ténèbres.
 Puis il demanda - ou était-ce moi qui demandais pour lui ? Y avait-il des Juifs jadis ici ? Oui, répondirent-ils, ils étaient sûrs qu'il y en avaient eu, mais personne ici ne s'en souvenait. A quoi un juif ressemblait-il ? demandèrent-ils. (L'oeil arraché de son orbite pendait sur sa joue.) Avait-il des cheveux comme ceux-ci ? demandèrent-ils. Comment parlait-il si jamais il parlait ? Un juif était-il grand ou petit ? De quel façon célébrait-il le jour du Seigneur ? (Une âcre odeur de chair humaine brûlée nous suffoquait.) Est-il vrai que des Juifs viennent parfois la nuit & font tourner le lait des vaches ? Certains parmi nous les ont vu dans les prairies - au-delà de l'étang. Ils portent de longs caftans et n'ont pas de visage. Leurs femmes ont des seins pointus et de longs poils noirs autour des mamelons. La nuit elles pleurent. (Leurs têtes enfoncées dans les cuvettes les visages couverts d'excréments). Personne n'est sûr encore qu'ils existent. (De plantes au fond d'un lac sa surface couverte d'une épaisse couche de glace).
 Ils parlèrent & se turent. parlèrent & se turent de nouveau. S'il y avait un histoire ils ne pouvaient la retrouver - ou une carte. Le cimetière ils savaient avait disparu, les morts dispersés. (Les jours d'été il arrivait que les enfants creusant sur la place du marché trouvent un os parfois.) Et les boutiques ? demandâmes-nous. Les échoppes ? Le peuple de miel ? Disparus, disparus sous terre, dirent-ils. Les noms rouges & les noms de fleurs. Les noms roses. (Il y avait jadis un peuple, dirent-ils, que nou sappelions les vieux croyants. Un peuple avec des barbes noires et de syeux ridés comme des raisins desséchés. Ils sortirent de terre et vécurent parmi nous. Quand ils marchaient leurs corps se pliaient comme les vôtres et raclaient le sol. Ils avaient six doigts à chaque main. La peau des vieillards quand on l'effleurait ressemblait à celle des femmes. Un jour ils creusèrent un trou et retournèrent sous terre. Ils y vivent jusqu'aujourd'hui.)
 La pompe du village dont vous nous avez parlé se trouve derrière la mairie (nous dirent-ils). Le reste n'était que rêve.


3
(Selon la gematria)

une roue
teintée de rouge

une apparition

mise à l'écart

tirée d'un four

Ostrow-Mazowiecka
          Pologne / 1988

***


Ecrit lors d'un voyage sur la terre d'origine du poète en Pologne, Khurbn peut être considéré comme le pendant concret de Pologne/1931 (traduit et publié chez le même éditeur en 2012, c'est un poème épique où Jerome Rothenberg se livre à une "reconstruction" fragmentaire de la Pologne et de la culture yiddish passée par le filtre de son érudition et de la distance). Car cette Pologne, c'est Ostrow-Mazowiecka, c'est un champ de pierres, le vide, l'absence, des maisons disparues, les traces dans la boue, c'est l'oncle partisan qui apprenant que femme et enfants avaient été assassinés à Treblinka se saoûle puis se fait sauter le caisson. Khurbn (qui est le mot yiddish - le seul qu'il puisse comprendre - pour désigner l'Holocauste), c'est la poésie comme une ombre lourde et planante du langage des morts...

On ne présente plus Jerome Rothenberg.
De nombreux documents écrits et diverses performances sont consultables sur Ubuweb.
En français, on peut (on doit) lire :
Poèmes pour le jeu du silence (Christian Bourgois, 1978)... à chercher
Après le jeu du silence (cipM, 1991)
Les variations Lorca (Belin, 2000)
Un Nirvana Cruel (Editions Phi, 2002)
Le Livre du Témoignage. Charmes et gris-gris (Charles Moreau Éditions, 2002)... à chercher
Pologne/1931 (Editions Caractères, 2012)
Indiens d’Amérique du Nord (Textuel. collection L’oeil du Poète, 1998)
Les Techniciens du sacré (José Corti, 2008)
Saluons au passage le magnifique (et énorme) travail de traduction "recontextualisée" pour le paysage poétique français actuel (les notes consituent un livre dans le livre) effectué par Yves Di manno pour cette dernière anthologie (dont on peut consulter le très riche et instructif dossier de presse sur le site des éditions José Corti ici). Hop !

Shellac "Dude Incredible"

Shellac
Dude Incredible
(CD Touch & Go, 2014)





***

Extraits 



***

Shellac – Concert – La Centrifugeuse, Pau – Organisation Collectif A Tant Rêver Du Roi

SHELLAC DANS TA GUEULE.

Bruno Montels (V) : "mina l'ana"

Bruno Montels
mina l'ana
(sans éditeur, sans date)

Reproduction intégrale de la plaquette autoéditée.

















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Description : la plaquette est anonyme, sans couverture (le vif du sujet, tout de suite). Elle est constituée de 4 feuillets (format 420 x 265 mm) pliés en deux, imprimés recto verso et reliés par agrafage ; ce qui donne une plaquette de 16 pages (format 210 x 265 mm). Les textes écrits dans plusieurs polices de caractères (des letraset ? - parfois perturbés par divers éléments visuels) courent sur l'ensemble de chaque feuillet, dans tous les sens, et se trouvent donc fragmentés.
Parti-pris : numériser les "pages" comme un livre classique (dans l'ordre qu'impose leur reliure), sans se préoccuper du texte ni de son "organisation" linéaire (on peut dire qu'il n'est ici retenu que l'aspect visuel de la poésie de Bruno Montels). Pour les plus joueurs, il est toujours possible de dégrafer les feuillets et de se livrer à diverses reconstructions...

Cette plaquette intitulée par défaut "mina l'ana" (les mots les plus évidemment lisibles sur la première page qui ne sont que les fragments de ceux qui courent depuis la dernière page) que Bruno Montels avait lui-même publié (à une date inconnue, sans doute vers la fin des 80's), est emblématique des limites de l'exercice de mise en ligne de son travail (en tout cas, des limites de la numérisation sur un blog de ce type)... et de son oeuvre, surtout.
La production de Bruno Montels fût d'abord orale, donc éphémère. Son oeuvre sur papier est, elle, souvent le fruit d'un énorme travail sur le support, la matière, la typographie... manières de creuser la respiration, de décaler le sens, de déjouer l'affect (Christian Prigent en parle très bien dans son texte "Ciao, Bruno !") comme pouvaient le faire ses lectures.
Outre mina l'ana, deux livres au moins sont typiques de cette démarche (qu'on s'attachera à présenter, d'une manière ou d'une autre) :
Ils o no pioss (D'atelier, 1977). un livre (format 140 x 210 mm) constitué de 6 feuillets (545 x 420 mm) pliés en trois, imprimés recto et dont le texte (disposé dans plusieurs sens) se trouve disséminé.
L'hartmonique, s'il vit (Ecbolade, 1982). un livre (format 170 x 300 mm) constitué de 10 feuillets calque (240 x 300 mm) pliés en deux, imprimés recto verso et dont le texte (en plusieurs polices de caractères et en couleur) courant d'un feuillet à l'autre se trouve brouillé et perturbé par la superposition des impressions.

à suivre...

Bruno Montels (IV) : Fusées, l'oeuvre complète.

Bruno Montels 
J'aime les phrases que tu me répètes
Fusées numéro 4 
(Editions Carte Blanche, 2000)







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Ce texte, qui prends place dans un cahier consacré à Lautréamont, constitue l'unique publication de Bruno Montels dans la revue Fusées publiée par les Editions Carte Blanche de 1997 à 2012, dont on peut consulter les sommaires et parfois télécharger les textes ici. Dans le même numéro est paru le beau texte hommage de Christian Prigent, Ciao Bruno ! accompagné d'une photographie de Marie-Hélène Dhénin.

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à suivre...

Bruno Montels (III) : Maison Atrides & Cie, l'oeuvre complète.

Bruno Montels
O LA TOUT CE QUI VIENT O HUM...
Maison Atrides & Cie n° 1995 Y a-t-il un poète dans la revue ? - II
(Electre, 1997)






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Ce texte constitue l'unique publication de Bruno Montels dans la revue Maison Atrides & Cie des éditions Electre, dirigées de 1985 à 1997 par Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève. Il est malheureusement à peu près impossible aujourd'hui de se procurer ces productions - en plus de la revue Maison Atrides & Cie (... on passe sur la richesse des sommaires qui couvrent à peu près tout ce que la poésie sonore/action/visuelle compte d'intéressant), Electre a publié de nombreuses cassettes et plaquettes photocopiées au format A5 de Bernard Heidsieck, Michel Valprémy, Thierry Dessolas, Jean-Louis Houchard, Thierry Bouche (qui connaît bien Gaby Mrôrch), Christophe Tarkos, Alain Robinet, Anne-Marie Jeanjean, Thierry Dessolas, Jacques Sivan, Vincent Bourrec, etc etc - mais on en retrouve facilement l'esprit dans les publications d'éditeurs comme Les Contemporains Favoris ou Boxon et son extension numérique Tapin² (entre autres - rares - exemples). Tout ce qu'on doit savoir sur Jean-Pierre Bobillot se trouve ici. Tout ce qu'on doit savoir sur Sylvie Nève se trouve . Hop !

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Une réponse de JPB...

bsoiR ;
c'est effectiVement—& je le regrette—le seul teXte de bruno que j'ai pu inclure dans mes publications d'alors : je ne le connaissais personnellement que depuis peu, mais, sYlvie & moi aVions vraîment été séduits, non seulement paR ses écrits si rares & si étonnants, & paR ses lectures si émouVantes, mais paR sa personne même… la dernière fois que nous l'aVons vu, c'est à cerisY "POésie sonore / POésie aXion" où, déjà très malade, il aVait tenu à réPOndre à l'inVitation : il aVait fait une lecture en Hommage à bernard HeidsieCK, magnifique & bouleVersante : "canal bernard", un montage éblouissant de fragments de canal street, & une très-belle contribution où il parlait du PHonograPHe, du magnétoPHone, de ce qu'on entend dans la voiX..., dont j'ai cité un ou deuX eXtraits quelque part, & dont j'ai mis un long passage en eXergue d'un bouquin à paraître, suR la question de la voiX & du medium… j'ai l'original, dans mes cartons… & c'est tout—caR, il a disparu très peu de temps après, comme nicholas Zurbrugg
il Y a peu de liVres, mais précieuX—& peut-être encore des publications en reVue non répertoriées ? & le beau teXte d'alain frontier suR sitaudis
on peut en reparler…
bien cordialement, jpb

Jean-Pierre Bobillot (au centre) avec Sylvie Nève (à droite) en compagnie de Guy Ferdinande.

à suivre...