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Conrad Aiken "Senlin : une biographie"

Conrad Aiken
Senlin : une biographie
(La Nerthe, 2014)

Disponible ou sur commande dans (toutes) les (bonnes) librairies...


Extrait :

Son destin nébuleux

I

Senlin est assis devant nous et nous l'avons entendu.
Il a fumé la pipe devant nous et nous l'avons vu.
Etait-il petit, roux,
Allumait-il sa pipe le regard fixe et méditatif,
Et la flamme clignotante se reflétait-elle dans ses yeux ?
"Je suis seul:" a dit Senlin, "dans une forêt de feuilles
L'unique feuille furtive qui rampe et tombe...
L'unique brin d'herbe dans un désert d'herbe
Que nul n'a prévu et dont nul ne se souvient.
L'unique coquillage qu'une vague verte rejette
En minuscules grains de blancheur sur du sable brun.
Comment me comprendrez-vous avec vos coeurs,
Vous qui ne pouvez m'atteindre avec vos mains ?"

La ville se dissout autour de nous, ses murs
Sont le sable près d'une mer.
Nous plongeons dans un chaos de dunes, des vagues blanches devant nous
S'écrasent sur le varech avec fracas,
Des mouettes roulent la mousse, les nuages en guenilles soufflent,
Le soleil est avalé... Senlin est-il devenu un rivage ?
Est-il, Senlin, un grain de sable sous nos pas ?
Senlin ! crie-t-on... Senlin ! encore... pas de réponse,
Seulement le fracas de la mer sur un sol blanc de coquillage.
Pourtant, on dirait, ce n'est pas du tout un rivage,
Mais une petite chambre claire avec une applique murale ;
Et la chaise familière
Sur laquelle Senlin s'assit, la lumière sur ses cheveux.

II

Senlin, seul devant nous, jouait une musique.
Se jouait-il lui-même ?... Nous étions assis et écoutions,
Perplexes, enchantés et fatigués.
"Ecoutez!" a-t-il dit, "et vous connaîtrez un secret -
Quoique ce n'est pas le secret que vous vouliez.
Je n'ai pas trouvé de musique qui vous louera !
Du coeur du silence vient cette musique,
Calmement elle chante et calmement meurt.
Voyez ! Il y a une étoile blanche sur les maisons noires !
Et un homme minuscule qui grimpe vers des cieux lointains !
Vers où marche-t-il ? Que laisse-t-il derrière lui ?
Quel était son nom ridicule ?
Qu'a-t-il cessé de dire avant de vous laisser
Aussi sombrement qu'à son arrivée ?
"La mort ?" cela ressemblait-il à, "amour, et dieu, et rire,
Lumière du soleil, et travail et douleur ?"
Non - il m'apparaît que c'étaient des symboles
De choses pour lesquelles il n'a trouvé aucun mot d'explication.
Il a parlé, mais a conclu que vous ne pourriez le comprendre -
Vous étiez seuls, et il était seul.
Il a tenté de vous toucher et a vu qu'il ne pouvait vous atteindre,
Il a tenté de vous comprendre, mais n'a pu vous entendre.
Et alors cette musique, que je joue devant vous,
Signifie-t-elle seulement ce qu'elle semble signifier ?
Ou est-ce une danse de vagues ridicules au soleil
Au-dessus d'une profondeur désespérée de choses invisibles ?

Ecoutez ! N'entendez-vous pas les voix chanter
Depuis les donjons de cette mer ?
Mais non : vous ne pouvez les entendre; car si vous les entendiez
Vous m'auriez entendu et m'auriez capturé.
Oui je suis là, parlant du rire,
Du rire, de l'amour, du travail et de dieu;
Comment je parlerai de ces mêmes choses à partir de maintenant
Dans l'onde et l'humus.
Marchez sur la colline et appelez-moi : "Senlin !... Senlin!"
Ne vous répondrai-je pas aussi clairement que maintenant ?
Ecoutez la pluie, et vous m'netendrez parler.
Cherchez mon coeur dans la cassure d'une branche."

III

Senlin a fait demi-tour devant nous au soleil,
Et il a ri, et est parti.
Quelqu'un l'a-t-il vu quitter les portes de la ville,
Et regarder derrière lui comme s'il désirait rester ?
Quelqu'un, dans les forêts du soir,
A-t-il entendu la triste corde de Senlin jouer lentement ?
Car quelque part, dans les mondes des mondes, autour de nous
Il s'immobiise, sans amis et seul.
Est-il l'étoile sur laquelle nous marchons à l'aube,
La lumière qui nous aveugle ?
"Senlin!" crie-t-on. "Senlin!" encore... pas de réponse.
Seul l'éclat sans âme des ciels bleus.
Pourtant on dirait, - ce n'était nullement un homme;
Mais un rêve que nous avons fait et dont le souvenir est vif;
Et nous sommes fous de marcher dans le vent, sous la pluie,
Espérant trouver, quelque part, ce rêve encore.

[1918]

***


Conrad Aiken est un grand romancier, reconnu, mais c'est un immense poète qu'on (re)découvre ici grâce aux éditions La Nerthe (qui ont également publié l'année dernière La venue au jour d'Osiris Jones). Dans un bel effort conjugué, les éditions La Barque ont récemment publié Neige Silencieuse, neige secrète, une nouvelle de Conrad Aiken toute aussi étrange et absolue. Hop !